L’enlèvement au Sérail ou l’art de la synthèse

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Emblématique à la fois du renouveau de la carrière musicale de Mozart, de sa vie sentimentale et du renouveau de l’opéra allemand (le « Singspiel »), l’Enlèvement au Sérail concilie « opera buffa » et « opera seria » dans une composition mêlant la comédie et l’aventure à la tragédie et au drame.
Une diversité et une fantaisie qui en font « l’opéra idéal » de Zabou Breitman. La comédienne met en scène une nouvelle production de l’Enlèvement au Sérail  à l’Opéra de Paris (à partir du 16 octobre) et nous saisissons l’occasion pour étudier l’œuvre dont le mélange des genres permet de réaliser la synthèse harmonieuse du style noble et tragique et du registre comique et léger qui donnera naissance à un flamboyant opéra allemand.

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A vingt-six ans, tout juste libéré de son tyrannique employeur, l’archevêque Colloredo, Mozart se lance à la conquête du public viennois en réalisant son projet, écrire un grand opéra en langue allemande susceptible de rivaliser avec l’opéra italien. L’Enlèvement au Sérail remporte un triomphe dès le soir de sa création pour devenir du vivant de Mozart, son ouvrage le plus populaire. Rien ne semble pouvoir entraver le succès de ce « singspiel » qui parcourt toute l’Allemagne avant de poursuivre une carrière triomphale en Europe. On cite très souvent la célèbre remarque attribuée à l’empereur Joseph II le soir de la première : « Trop beau pour nos oreilles et bien trop de notes, mon cher Mozart ! ». Derrière le paradoxe de la formule se cache la pertinence d’un début d’analyse. L’ouvrage « déborde » de toutes les limites qui semblaient devoir le contenir pour l’inscrire simplement dans le cadre de la politique culturelle de Joseph II, attaché à promouvoir un art national. Dès l’ouverture, brillante et insolite, l’auditeur est emporté par une orchestration d’une exceptionnelle richesse qui annonce le début d’une ère musicale nouvelle. D’une « turquerie » conventionnelle au sujet déjà largement exploité, Mozart réussit à faire une véritable fable philosophique. Les codes du « singspiel », petit opéra d’un genre léger, sont transcendés pour parvenir à une alliance harmonieuse entre comique et tragique, entre « opera buffa » et « opera seria ». Alors, « Trop de notes » ? L’enlèvement au Sérail n’est-il qu’une exotique mosaïque de genres assemblés par un débutant ou l’acte de naissance de l’opéra allemand salué par Goethe ? N’est-il que dans l’excès, le « trop » ? Ou bien, se tient-il avec génie dans l’équilibre de la synthèse comme nous le laisse entendre la réponse de Mozart au « trop de notes » de Joseph II, « Juste autant qu’il est nécessaire, Sire ! ». Dans cette profusion orchestrale et vocale pleine de raffinements, l’ouvrage laisse paraître toute la profondeur d’une personnalité musicale qui s’affirme en se tournant résolument vers l’accomplissement de son exceptionnelle créativité.

Un accord parfait

      Les circonstances de la genèse de L’Enlèvement au Sérail montrent que tout semble réuni par quelque bonne fée pour donner naissance à un chef-d’œuvre. Il y a une bienheureuse concordance entre la fièvre créatrice qui s’empare du musicien et les changements survenus dans sa vie. L’œuvre sera composée et créée entre deux événements-clefs : la rupture avec l’archevêque Colloredo et le mariage avec Constance Weber, épousée trois semaines après le triomphe de L’Enlèvement au Sérail – et dont l’héroïne se prénomme Constance… Voilà un détail qui invite irrésistiblement à un rapprochement biographique. Résolu à braver l’opposition de son père, Wolfgang se cacherait-il sous le masque de Belmonte, parti à la recherche de sa fiancée perdue qu’il doit délivrer du sérail ? La lutte contre le pacha Selim pour conquérir liberté et droit d’aimer aurait-elle partie liée avec la lutte épistolaire que doit livrer Mozart pour convaincre son père d’accepter son mariage avec Constance Weber ?
         L’élément déclencheur de cet  élan vers la liberté reste l’impossibilité de s’accorder avec Colloredo. Conscient de sa valeur et bien décidé à conquérir son indépendance, Mozart supportait de moins en moins les contraintes que lui imposait l’impérieux archevêque de Salzbourg et cette humiliante condition de domestique faite aux artistes en cette fin du XVIIIème siècle. Il lui était surtout devenu insupportable d’être assigné à résidence, alors qu’il rêvait de conquérir le public viennois.
        « Vienne, ce 9 de mai 1781. Mon très cher père !... Je ne suis plus assez malheureux pour être au service de Salzbourg, aujourd’hui est mon jour de bonheur ». Repoussant les conseils de son père alarmé par sa volonté d’indépendance, Mozart exulte de joie ! Il est enfin libre de s’installer à Vienne pour poursuivre sa carrière comme il l’entend, loin de son employeur… et de son père.
         C’est alors qu’il reçoit une commande providentielle qui lui permet de réaliser un de ses projets les plus chers, écrire un opéra en langue allemande : c’est le souhait « nationaliste » de l’empereur Joseph II. Ainsi, s’établit un accord parfait entre les aspirations du créateur enfin maître de son destin et les ambitions artistiques d’un empereur préoccupé par le développement culturel de la nation allemande. Mozart a su trouver l’occasion de développer son génie dans l’opportunité que lui offrait une commande de circonstance, liée à la réorganisation du vieux Burgtheater devenu théâtre national avec une section dénommée « Opéra allemand » ou « Singspiel national ».

« Avec la plus grande ardeur »

       A travers  l’abondante correspondance que Mozart échange avec son père resté à Salzbourg, on peut suivre jour après jour l’élaboration de L’Enlèvement au Sérail. En quelques mois, la vie du compositeur a pris une orientation nouvelle et c’est dans une sorte d’euphorie créatrice que Mozart se met au travail le 30 juillet 1781. « Les circonstances qui se rencontreront à l’époque où l’œuvre sera représentée, et surtout tous les autres points de vue, surexcitent tellement mon inspiration, que c’est avec la plus grande ardeur que je cours à ma table à écrire, avec la plus grande joie que j’y reste assis » (1er août 1781). L’enthousiasme d’une nouvelle vie professionnelle et la douceur d’une inclination partagée avec Constance, jalonnent les étapes de la composition d’une œuvre qui s’annonce comme un véritable laboratoire d’idées.     

Comment peut-on être persan ?

       Gottlieb Stephanie, inspecteur du Burgtheater, soumet à Mozart un livret écrit sur un canevas qui a déjà beaucoup servi. Aucune originalité dans ce sujet, traité comme une « turquerie » de convention, qui développe un thème cher aux Encyclopédistes du XVIIIème siècle, celui de la générosité de l’âme orientale capable de rivaliser avec les occidentaux dans le registre des sentiments élevés. Derrière la cruauté et la barbarie uniformément prêtées aux orientaux, peuvent se cacher générosité et sensibilité. Mozart avait déjà exploité cette thématique dans un singspiel resté inachevé, Zaïde. Des chrétiens deviennent les esclaves d’un cruel sultan, Soliman, qui passe des menaces à la clémence, en finissant par libérer ceux qui s’aiment. Le personnage du « Turc généreux » tel qu’il apparaît déjà dans Les Indes Galantes (1735) de Rameau est une sorte de lieu commun. Quand Mozart vient s’installer à Vienne, on y donne encore un opéra-comique de Gluck intitulé, La Rencontre imprévue ou Les Pélerins de la Mecque qui exploitent des éléments dont L’Enlèvement au Sérail fera sa trame. L’originalité du nouveau singspiel de Mozart ne va donc pas résider dans un sujet maintes fois mis en scène et en musique. C’est grâce à la synthèse d’éléments relevant de la tradition et de l’innovation que va s’établir un équilibre parfait entre convention et nouveauté stylistique. Comme en témoigne la brillante orchestration « turque » de l’Ouverture, qui plonge d’emblée le spectateur dans l’atmosphère arabisante servant de cadre à l’intrigue. Le compositeur mêle les instruments caractéristiques des fanfares de janissaires à ceux d’un orchestre classique.  Ce qui lui permet de dépasser un exotisme de convention pour se livrer à d’innovantes recherches modales. Ce mélange harmonieux d’audace et de maîtrise dessinera les contours de cet opéra populaire allemand dont la réussite sera saluée par Goethe : « Tous les efforts que nous faisions pour exprimer le fond des choses devinrent vains dès l’apparition de Mozart, ‘L’Enlèvement au Sérail’ nous dominait tous ».

« Un bon compositeur qui comprend le théâtre »

        Mozart veut pouvoir expérimenter ses choix dramaturgiques et musicaux. Il intervient dans la mise au point du livret en réclamant des modifications de la prosodie et du vocabulaire. S’il proclame que « dans un opéra, il faut absolument que la poésie soit la fille obéissante de la musique », cela ne signifie nullement qu’il se désintéresse de l’efficacité dramatique : « Le mieux, c’est quand un bon compositeur, qui comprend le théâtre et qui est lui-même en état de suggérer des idées, se rencontre avec un judicieux poète » (13 octobre 1781). Mozart veut atteindre un équilibre entre texte et musique. Il souhaite se donner les moyens de caractériser chaque personnage par un style propre à rendre au plus juste ce qu’on pourrait appeler sa tonalité psychologique. D’où une diversité de registres qui ne relève pas du disparate mais d’une volonté de faire du théâtre lyrique un miroir de l’âme humaine. La noblesse de ton de Constance, l’irrésistible pétulance de Blonde, l’amour ardent du tendre Belmonte,  peuvent ainsi côtoyer le burlesque et redoutable Osmin, dont le caractère comique sera accentué par la virtuosité des allitérations et des répétitions. Ce qui exige de l’interprète une capacité à vocaliser en passant d’un timbre de basse à des aigus comiques. 
         Chaque procédé utilisé dans l’écriture musicale est soigneusement détaillé par Mozart. Les rythmes privilégiés, les harmonies retenues, les couleurs de voix ou d’instruments mises en valeur, se déploient dans une sorte d’évidence, car il compose vite, avec une parfaite maîtrise et une assurance constante de sa capacité à trouver la meilleure solution artistique. Il souhaite mettre toutes les ressources de sa musique au service de l’expression dramatique. Comme en témoignent ses explications  dans une célèbre lettre à son père datée du 26 septembre 1781. Evoquant par exemple l’air de Belmonte, il précise (Acte I, scène 5) : « L’air de Belmont en la majeur… Savez-vous comment il est rendu ? Le cœur qui bat, plein d’amour, est déjà annoncé d’avance par les deux violons à l’octave…On y sent le tremblement, l’irrésolution ; on y sent la poitrine gonflée qui se soulève, -- ceci rendu par un crescendo -- ; on y entend la voix qui chuchote, qui soupire,- ceci rendu par les premiers violons avec sourdine et une flûte… ».

« J’écris à présent un opéra allemand »

          « Chaque nation a son opéra : pourquoi nous autres Allemands ne l’aurions-nous pas ? La langue allemande n’est-elle pas aussi chantante que la française et que l’anglaise ? J’écris à présent un opéra allemand ‘pour moi’ » (5 février 1783). On ne saurait plus clairement définir son projet. L’Enlèvement au Sérail est ce que l’on appelle un « singspiel » c’est-à-dire un ouvrage en allemand qui comporte des dialogues parlés et des parties mises en musique. On peut dire que c’est une sorte d’opérette aux ambitions musicales généralement limitées, avec une dimension comique importante. « L’opérette de Schachtner », c’est ainsi que Mozart appelait Zaïde (1779-1780), ce singspiel inachevé retrouvé par sa femme Constance dix-huit ans après sa mort.
      Reprendre la partition de Zaïde pour répondre à la commande qui lui était faite, aurait été possible, mais comme le souligne Mozart lui-même : « à Vienne on préfère les pièces comiques ». C’est pourquoi le compositeur va veiller de très près à l’écriture du rôle d’Osmin, le gardien du sérail. Reprenant un schéma habituel au « singspiel », le livret développe en parallèle les amours du couple des maîtres, Constance et Belmonte, et celles du couple des serviteurs, Blonde et Pedrillo. Ce qui permet de jouer sur des effets de contrastes comiques en confrontant le registre du « serio » et du « buffo ». 

Du mélange des genres à la synthèse harmonieuse

L’intrigue met donc en présence deux couples, maîtres et valets, dont les aspirations amoureuses se heurtent à deux adversaires redoutables dont la cruauté réelle ou supposée, semble aller de pair avec leurs différences de culture et de religion. Le registre noble est assuré par Constance, « soprano héroïque » à l’éblouissante virtuosité, et son amant Belmonte, prototype du ténor mozartien. Ce couple appartient à l’univers de « l’opera seria » dominé par le désespoir amoureux, l’aspiration à la fidélité et à l’héroïsme. Belmonte veut tout entreprendre pour délivrer celle qu’il adore du sérail où la retient prisonnière le pacha Selim. En contrepoint, on trouve le couple formé par la sémillante Blonde et Pedrillo, personnages issus de « l’opera buffa ». Mozart donne cependant une dimension particulière à Blonde qui annonce la Susanna des Noces ou la Despina de Cosi fan tutte. Elle proclame fièrement : « Je suis une Anglaise, née pour la liberté ». Depuis Montesquieu et Voltaire, l’Angleterre est devenue le symbole des libertés politiques. On y rencontre une forme de tolérance religieuse. Ajoutons que c’est aussi le berceau de la Franc-Maçonnerie. La servante de Constance apporte davantage qu’une dimension légère avec ses airs pleins de charme et de vivacité ; elle élargit la portée du singspiel à une réflexion sur la liberté et l’indépendance face à l’arbitraire d’un pouvoir tyrannique. Pedrillo, son double masculin, est le premier d’une famille de valets, habiles à mener l’action avec toute l’inventivité de l’homme du peuple plein de bon sens.

Face à ces deux couples se dressent deux personnages très différents. Le pacha Selim est celui qui a droit de vie et de mort sur les autres. Il est au cœur de l’intrigue et pourtant ce n’est qu’un rôle parlé. Il est le « Turc généreux » qui renonce à son amour pour Constance en accordant son pardon. Grâce à la noblesse de son attitude, le drame se dénouera dans l’allégresse générale et l’exaltation de la fraternité universelle.
A ses côtés se tient Osmin, le gardien du sérail, le personnage le plus original de ce singspiel. C’est lui qui assure l’essentiel de la dimension comique de l’ouvrage. A la fois redoutable et ridicule, sadique et prétentieux, ce rôle de basse bouffe fut écrit pour un chanteur exceptionnel, Ludwig Fischer, dont Mozart souhaitait mettre à profit tout le talent.
Six personnages se croisent, s’unissent et s’affrontent pour mieux se fondre dans le mouvement irrésistible qui entraîne vers une réconciliation finale. L’opéra se termine par ce que l’on appelait un « vaudeville » c’est-à-dire une revue où les principaux personnages viennent sur le devant de la scène, chacun accompagné d’un instrument différent, chantant à tour de rôle un couplet dont le refrain est repris en chœur : « Qui peut oublier tant de bonté doit être méprisé ». Eclatent ensuite les accents de la « musique turque » venant faire écho à  L’Ouverture. Ainsi, à travers la réconciliation finale des personnages s’opère la conciliation de tous les aspects d’une œuvre ondoyante et diverse, portée par l’ardeur de la jeunesse et conçue avec la maîtrise d’une vraie réflexion critique.
Avec L’Enlèvement au Sérail Mozart réussit le mariage du style noble et tragique avec le registre comique et léger pour donner naissance à un opéra allemand – dont La Flûte enchantée sera un autre accomplissement. En compositeur novateur, il utilise une forme existante, le « singspiel », pour y couler toute la richesse de son inspiration. Il transforme un genre jusqu’à lui donner les contours inédits d’une œuvre unique qu’on ne peut enfermer dans aucune limite restrictive. D’où la possibilité pour les chefs d’orchestre de  choisir d’éclairer l’aspect qui correspond le mieux à leur sensibilité sans trahir l’esprit de cette œuvre protéiforme qui réconcilie théâtre populaire et fable philosophique, turquerie à la mode et célébration de la fraternité universelle.

Catherine Duault

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