Philippe Estèphe : « J'aime être poussé hors de ma zone de confort ».

Xl_philippe-est_phe © DR

Nous avions découvert le baryton français Philippe Estèphe à l’Opéra de Saint-Etienne en décembre 2015, dans le rôle de Taddeo (L’Italienne à Alger), mais c’est dans celui de Dandini (La Cenerentola) à celui de Tours, un mois plus tard, qu’il nous avait littéralement bluffés et conquis ! Depuis, il n’a pas démenti nos espoirs avec des rôles aussi divers que Morales à Montpellier, Brétigny à Bordeaux, Spark dans Fantasio d’Offenbach à Genève, ou encore cette saison dans celui de Papageno à l’Opéra de Marseille. Avec une verve communicative et une spontanéité touchante, le jeune chanteur nous parle de ses choix, de ses envies, et de sa vie de chanteur…

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Opera-Online : Vous êtes né dans une famille de musiciens, n’est-ce-pas ?

Philippe Estèphe : Effectivement, mon père, Jean-François Gardeil, a fait une carrière de baryton avant de créer une compagnie lyrique dans le Sud-Ouest. En tant que chanteur, il s’était spécialisé notamment dans le baroque et la mélodie française. A défaut de pouvoir le suivre sur ses productions, nous avons grandi avec ses enregistrements chez William Christie, Jean-Claude Malgoire et surtout ses disques de mélodies avec Billy Eidi. Il était aussi un habitué de l'Opéra-Comique ; d'ailleurs, lorsque j'y ai joué Brétigny dans la Manon mise en scène par Olivier Py l'année dernière, nous nous sommes rendu compte que le dernier à avoir interprété ce rôle dans cette maison était justement mon père… il y a presque trente ans ! Mon frère, Emmanuel Gardeil, a lui aussi chanté avant de devenir metteur en scène : c'est lui qui m'a mis le pied à l'étrier. Quant à mes deux sœurs, l'une est costumière, l'autre danseuse : mon père nous a tous contaminés ! (rires)

Comment étudiez-vous une partition ?

J'aime apprendre en écoutant, parfois même de manière passive, mais désormais en écoutant mon propre enregistrement : comme beaucoup de jeunes chanteurs, j'ai eu tendance au départ à apprendre en écoutant des versions mythiques, jusqu'à imiter sans m'en rendre compte les tics, voire les erreurs musicales, de mes chanteurs préférés ! Aujourd'hui, je préfère travailler seul et avec un chef de chant avant d'étudier ce qui a été enregistré.

Vous êtes originaire du Sud-Ouest, vous y vivez toujours, et je crois que vous êtes très attaché à faire vivre le chant lyrique dans votre région, même dans les bourgades les plus reculées des bords de Garonne ?

C'est en effet une mission qui me tient particulièrement à cœur, avec notamment les Nuits Musicales en Armagnac, festival qui a lieu depuis 52 ans dans le Gers, où se côtoient de grands noms (Orchestre National du Capitole de Toulouse, Danseurs de l'Opéra de Paris etc.) et des compagnies lyriques comme les Chants de Garonne qui montent des opéras dans des versions légères, permettant à des villes n'ayant ni les moyens ni les infrastructures pour recevoir une production « nationale » d'accueillir tout de même un véritable opéra. C'est, à mon sens, la véritable démocratisation culturelle. Je n'ai rien, par exemple, contre les retransmissions internationales dans les cinémas des grandes productions du Met, mais je considère que cela devrait relever de l'exception, et non prétendre à être LA solution pour le spectacle vivant en province…
Attention, soyons honnêtes : il est tout à fait normal qu'individuellement chaque artiste aspire au plus haut niveau, c'est même peut-être sain, et je serais hypocrite de dire que je ne suis pas heureux de jouer aujourd'hui sur des scènes nationales. Mais ça ne veut pas dire que cette « deuxième » division n'a pas de raison de vivre, et encore moins qu'elle n'est pas essentielle dans notre paysage culturel ! J'ai été heureux de partager ces valeurs, avec notamment Cyrille Dubois, qui, à l'autre bout de la France (NDLR : en Normandie), et du haut de son immense carrière, valorise aussi la culture en région.

Après l’Opéra de Marseille, en 2019, c’est dans un autre théâtre prestigieux que vous allez défendre, en 2021, le personnage de Papageno, un rôle qui vous va comme un gant… Pouvez-vous nous en parler ?

Papageno est un rôle très paradoxal : c'est à la fois un grand rôle, rêve de tout jeune baryton, et que de magnifiques chanteurs ont défendu, mais aussi un rôle écrit pour (et par) un acteur, Emanuel Schikaneder, librettiste et gérant de théâtre. Je pense qu'il faut toujours garder cette double facette en tête pour bien aborder le personnage. Même si ce constat force à l'humilité, hors de question d'en conclure qu'il faut « sous-chanter » le rôle, et l'interpréter comme un chansonnier : c'est un fait, Papageno est devenu un vrai rôle de baryton lyrique, certains passages comme son suicide laissant même imaginer les prémices d'une pâte romantique. En revanche, il est impossible d'interpréter ce rôle si on veut seulement « montrer sa belle voix », tant ce rôle est intrinsèquement à jouer et à incarner. C'est d'ailleurs, je pense, le seul personnage de l'œuvre qui soit vraiment incarné, vraiment humain, c'est le seul dont les réactions sont compréhensibles par le public, le seul qui fait des choix, aussi ridicules puissent-ils paraître. Il est un vrai personnage, là où les autres sont peut-être plus des figures. C'est aussi pour ça que ce rôle est un bonheur, il joue avec le quatrième mur en permanence, et crée une formidable complicité avec le public ! Je suis très heureux que de si belles maisons m'aient proposé ce rôle, et je pense que je suis loin de m'en lasser.

Vous avez également participé à la fameuse production de Thomas Jolly du Fantasio d’Offenbach (qui a tourné notamment à Rouen, Paris et Genève...), et vous reprendrez le rôle de Spark cet hiver à l’Opéra-Comique. Comment vivez-vous l’aventure de ce spectacle ?

C'est vrai que je commence à bien connaître cette production ! Nous sommes surtout heureux de voir en décembre cette œuvre revenir à l'Opéra-Comique qui l'a vue naître (pour des questions de travaux, nous avions dû faire la création au Châtelet…). La redécouverte de ce chef d'œuvre et le succès du spectacle en ont fait un véritable événement. C'est aussi une chance aujourd'hui de retrouver sur certains projets un « esprit de troupe », là où toute l'année nous changeons de villes et de collègues en permanence. C'est une volonté originale et belle de l'Opéra-Comique qui joue la carte de la fidélité en nous intégrant dans la Nouvelle Troupe Favart, dont je fais partie depuis l'aventure de Fantasio.

Vous êtes également annoncé dans une Cenerentola au Clermont Auvergne Opéra (en janvier 21), un ouvrage où vous aviez capté tous les regards il y a quatre ans au Grand-Théâtre de Tours. Comment percevez-vous la musique de Gioacchino Rossini en général, et le rôle de Dandini en particulier ?...

J'aime quand mes saisons sont ponctuées par des ouvrages de Rossini, car c'est pour ma voix le compositeur « check point » : c'est un scanner où je contrôle la santé de ma voix, les rôles que je dois le plus préparer, et ceux qui me font le plus progresser en technique vocale pure. Là où dans beaucoup d'autres répertoires on peut s'appuyer le plus sur son instinct de chanteur, en se posant moins de questions techniques ; chez Rossini, tout semble tellement millimétré qu'il vaut mieux comprendre tous les rouages en jeu… en tout cas pour moi ! (rires). Tous les rôles de Rossini que j'ai abordés m'ont fait travailler un point précis, que ce soit le belcanto de Dandini, le bouffe aigu de Taddeo, l'endurance de Raimbaud etc.
C'est aussi le répertoire où je vois progressivement se dessiner les rôles plus sérieux que j'aborderai plus tard, car j'ai l'impression qu'ils utiliseront exactement le même centre et la même connexion. Le rôle particulier de Dandini est un régal : il est exigeant vocalement, mais il y a une distanciation du personnage, qui lui-même en joue un autre, un serviteur parodiant son prince avec une faconde irrésistible. On le ressent dans l'écriture de Rossini qui donne l'impression, tout en chantant, de « jouer » au chanteur d'opéra : ça facilite énormément notre travail ! C'est en tout cas pour l'instant le rôle que j'ai eu le plus de plaisir à interpréter.

Ce qui frappe le plus, au-delà de vos strictes qualités vocales, quand on vous voit/entend sur une scène, c’est votre présence et vos qualités évidentes de comédien. C’est primordial pour vous le jeu scénique ?

J'en suis d'autant plus flatté que c'est effectivement en premier ce qui me pousse sur scène : j'étais attiré par les planches bien avant de commencer à chanter. Le métier d'artiste lyrique est trop beau pour le limiter à celui de chanteur !

Votre goût du risque peut-il vous pousser vers des mises en scène quelque peu extrêmes ? En fait, goûtez-vous plutôt le regietheater « à l’allemande » ou les mises en scènes plutôt empreintes de « classicisme » ?

J'avoue ne pas arriver à prendre position sur ce débat. Je peux me tromper, mais j'ai l'impression que n'importe quel type de mise en scène, de la plus déconcertante à la plus fidèle au livret, est valable à condition qu'il y ait un respect minimum de l'œuvre, et surtout beaucoup de travail. Si ces deux conditions sont réunies, alors une mise en scène « classique » sera assez subtile pour ne pas être ennuyeuse, et une transposition étonnante tiendra tellement la route que l'œuvre sera mise en valeur. Je pense aussi, hélas, que plus nous programmons les mêmes œuvres, plus nous poussons à la polarisation des types de mise en scène...
En tant qu'acteur, je suis dans la même démarche : je ne suis qu'interprète. J'aime être poussé hors de ma zone de confort, voire même hors de mon interprétation du rôle, mais je trouve plus agréable de travailler avec quelqu'un avec qui on n'est pas d'accord qu'avec quelqu'un qui n'a pas travaillé.

Aux côtés du répertoire italien, la musique française reste tout de même le pilier de votre répertoire. Quel est votre lien avec la musique française ?

J'ai découvert le chant, bien avant de moi-même chanter, par les mélodies de Ravel, Poulenc, Debussy... puis les Lully et Charpentier, tous ces répertoires qu'enregistrait beaucoup mon père et qui m'ont bercé. C'est ma langue « paternelle », et celle que j'aime le plus interpréter en cherchant des qualités de « diseur ». Avec Christophe Rousset, notamment, j'aborde le répertoire baroque français qu'il dirige avec une énergie remarquable : il nous incite à toujours raconter plus, à le « bousculer », à profiter de notre langue si surprenante. Côté XXème siècle, outre le répertoire de Mélodies que j'ai cité, j'ai eu la chance d'enregistrer Roderick Usher dans La Chute de la Maison Usher de Debussy, qui me laisse entrevoir ce que je voudrais aborder dans plusieurs années. Mais j'affectionne aussi particulièrement celles d’André Messager et de Reynaldo Hahn ! En revanche je ne veux pas me précipiter dans les grands rôles des opéras français du XIXème, tant d'autres barytons de notre génération défendent déjà si bien ces rôles que je préfère me consacrer à des répertoires où j'ai quelque chose à apporter !

Et ce confinement… Comment et où l’avez-vous vécu ?...

J'ai bien failli rester bloqué dans la plus belle ville du monde, puisque nous étions en répétition à La Fenice de Venise pour Carmen dans la célèbre mise en scène de Calixto Bieito quand la crise a commencé. C'était bien sûr une grande déception pour nous tous de devoir précipitamment abandonner le projet, mais dans notre malheur, nous avons eu le privilège de vivre une semaine dans une Venise quasiment vide, c'était surréaliste ! (rires)
Puis j'ai passé le confinement en famille, dans le Sud-Ouest, et je n'étais donc pas vraiment à plaindre. Comme pour tous les chanteurs, les premières semaines ont été très frustrantes, puisqu'on préparait les rôles des mois suivants qui, progressivement, s'annulaient les uns après les autres... Outre cette Carmen à La Fenice, je regrette particulièrement de ne pas avoir pu faire Le Couronnement de Poppée au TCE ni Apollo e Dafne de Haendel avec l'Ensemble Diderot, œuvre qui me tenait particulièrement à cœur.

Quels rôles se profilent pour vous à moyen terme, et dans l'idéal qu'attendez-vous des prochaines années ?

Quelques raretés ! Ce sont clairement les œuvres que je préfère travailler, où on peut composer un rôle sans complexe, ni mimétisme. En baroque tout d'abord, avec le rôle de Nérée dans La Naissance de Vénus de Pascal Colasse, que nous donnerons avec les Talens Lyriques en janvier 21 à la Philharmonie de Paris et à Vienne, ou encore une version inédite des Fêtes d'Hébé de Jean-Philippe Rameau avec l'Orfeo Orchestra et le Purcell Choir à Budapest et à Amsterdam. Autre redécouverte, La Carmélite de Reynaldo Hahn que le Palazzetto Bru Zane va recréer à la Halle aux Grains de Toulouse.
Dans les répertoires plus courants, je vais reprendre principalement les rôles de Dandini, Papageno, Pollux, Gardefeu... C'est aussi ce que je souhaite ces prochaines années, continuer à travailler des ouvrages de Rossini et de Donizetti pour lesquels je sens que ma voix se développe, et faire cette prochaine décennie autant de Mozart que possible, car c'est là que ma voix tombe le plus naturellement en ce moment, et enfin continuer à explorer le répertoire français, de Lully à Debussy, notamment en attaquant Rameau… qui a particulièrement gâté les barytons ! (rires)

Interview réalisée en juin 2020 par Emmanuel Andrieu

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