Issu d’une famille de musiciens, Pierre Bleuse a d’abord fait ses armes au violon avant d’embrasser la carrière de direction d’orchestre. Le grand écart des répertoires partie de son quotidien : sans compter les nombreuses invitations de phalanges instrumentales et de maisons lyriques (comme nous en attestions, conquis, sur Didon et Énée, remembered à l’Opéra de Lyon ou sur Le Trouvère à l’Opéra de Rouen Normandie), ses mandats de directeur musical de l'Orchestre Symphonique d'Odense (Danemark), de directeur artistique du Festival Pablo Casals de Prades et de l'Ensemble intercontemporain, lui fournissent les vecteurs les plus divers pour transmettre la musique sous toutes ses formes. C’est d’ailleurs avec plusieurs solistes de l’Ensemble intercontemporain qu’il participe à la première partie – Eight Songs for a Mad King(1969) de Peter Maxwell Davies, œuvre poil à gratter sur la démence du roi George III d’Angleterre avec ses oiseaux domestiques – de la production Songs and Fragments au Festival d’Aix-en-Provence 2024, avec le baryton Johannes Martin Kränzle et le metteur en scène Barrie Kosky. Impressions avec l’intéressé à l’orée d’un été riche et d’une rentrée qui l’est tout autant !
Quel est votre projet pour l’Ensemble intercontemporain ?
Pierre Bleuse : L’Ensemble est unique au monde, et ne doit cesser de regarder vers l’avant. Sa réussite est de préserver l’héritage de Pierre Boulez, tout en étant en phase avec les transformations du monde, notamment grâce à sa nouvelle génération, ouverte à toutes les musiques, et qui apporte un autre son et une autre vision. On est sorti de l’ultra-spécialisation pour ouvrir les portes à d’autres esthétiques. Jouer la 4e Symphonie de Mahler dans un arrangement de Michael Jarrel, grand compositeur d’aujourd’hui, permet par exemple d’élargir la palette de l’Ensemble, qui servira aussi les œuvres de Rebecca Saunders ou de Clara Iannotta. La question de la respiration et du son est essentielle. C’est ce travail-là que j’ai envie de partager, surtout quand on a affaire à des musiciens super efficaces et à des partitions aux modes de jeu multiples. Je travaille la « musique contemporaine » comme n’importe quel autre répertoire. Avec la chance que j’ai de travailler avec différents orchestres, je suis obligé de me remettre en question. Et quand j’aborde le « grand » répertoire d’un compositeur mort depuis longtemps, alors que je viens de travailler avec un compositeur vivant, je comprends encore plus que le hors-texte est à prendre avec beaucoup de pincettes. La musique est en vie, il faut faire des choix. J’essaye de revenir à l’Ensemble avec les sonorités et esthétiques qui m’ont nourri, et une réflexion sur la forme du concert, sur la façon de l’écouter.
Que devrait transmettre la musique au public ?
Je crois que la musique a énormément de pouvoir(s). Sa magie peut même la rendre dangereuse ou inquiétante. Elle est présente depuis les plus anciennes civilisations, dans les rituels sacrés, dans le rapport à l’invisible. Elle permet d’accéder à une sorte d’état presque spirituel, qui nous dépasse et va au-delà de ce qu’on peut dire avec les mots.
Jusqu’à la première moitié du XXe siècle, on allait au concert pour écouter des créations, ce qui suscitait des émotions plus ou moins agréables, parfois violentes, mais permettait d’échanger sur qu’on était capable d’accepter. Avec la magnifique invention de l’enregistrement, on s’est un peu écarté de cette chose vivante, on est entré dans un monde un peu confortable, dans un milieu certainement plus bourgeois. Après avoir fait corps avec le côté populaire, la musique dite « savante » s’est donc un peu renfermée sur elle-même.
Les gens vont maintenant écouter ce qu’ils connaissent davantage, ce qui les rassure. De fait, le répertoire est de plus en plus restreint. Les programmations dans le monde entier sont souvent similaires, tournent en circuit fermé, même si cela est le fruit d’un travail remarquable. L’Ensemble intercontemporain et les musiciens de notre génération, nous avons le devoir de retrouver cette nécessité de proposer, d’éveiller la curiosité et l’imagination. C’est-à-dire venir à un concert sans savoir ce qui va se passer, et ressortir avec plein de choses. Sans réponse, certainement, mais avec beaucoup de questions.
Est-ce possible dans une société de l’algorithme, où ce qui nous est proposé en ligne se base sur ce qu’on connaît déjà ?
Je suis très optimiste. J‘ai horreur des phénomènes de groupe, dans lequel on se laisse absorber par une pensée unique – jusque dans les groupes WhatsApp –, qui dilue et efface les nuances essentielles de l’intelligence humaine.
Ce qui définit une interprétation musicale, c’est justement la qualité de détail dans la pensée, dans l’articulation, dans la nuance, dans la respiration, qu’à mon avis le trop-plein de réseaux et de groupes nous enlève. Avec les incertitudes, les dangers, la peur de transformation de notre monde, la réponse est toujours la proposition active et concrète au cœur de la société. C’est l’occasion rêvée pour nous, musiciens, de nous remettre en question.
Quand j’ai commencé dans des ensembles de musique contemporaine comme violoniste, je souffrais de ne jouer que pour un nombre restreint de personnes. Avec les artistes exceptionnels de l’Ensemble intercontemporain, je compte proposer des concerts plus ouverts, avec une façon différente d’accueillir le public, pour ne pas nous enfermer dans une tour d’ivoire. On a eu par exemple quelques formes « EIC & Friends » enthousiasmantes, où le public se déplaçait librement lors du concert. Ce n’était pas un artifice, mais essayer de faire sortir la musique de l’institution. Les gens avaient une qualité d’écoute, des enfants déambulaient. Ça revenait à un naturel de partage. C’est toujours un combat de vouloir avancer. C’est toujours plus simple d’être là où on est déjà.
Dans tous les répertoires que vous abordez, vous intéressez-vous d’abord à l’architecture ou au sens de l’écriture ?
Quand j’ouvre une partition, j’ai l’impression d’être un archéologue. Au début, on est très près de la « matière », on essaie de voir les reliefs, et petit à petit, en explorant la partition, on se recule de ces détails, et on commence à sentir une forme, une « architecture ». Pour moi, la force d’une œuvre est son rapport au temps, à la forme générale. Et à l’intérieur, tous ces mini-détails qui vont mettre en relief les parties de cette grande forme. Dans différentes esthétiques, ce qui m’importe, c’est déjà la force du langage, l’ « honnêteté » dans la composition. Après Boulez, des compositeurs ont pensé « se libérer » en écrivant à partir d’un langage du passé, parfois avec un immense talent. Mais si j’entends une esthétique très précise dans toute une œuvre, je n’ai pas le plaisir de la découverte. Des compositeurs écrivent parfois avec une tonalité soudaine, et ont une personnalité qui ne ressemble à aucune autre. Le plus difficile pour les compositeurs – comme pour les interprètes –, c’est de quitter ses idoles pour devenir soi-même. Essayer de tout oublier pour extraire de soi quelque chose qui a l’honnêteté de ne pas vouloir ressembler à quoi que ce soit. J’ai une certaine ouverture parce que la forme et l’honnêteté du langage priment selon moi sur le choix esthétique.
En tant que violoniste et chef d’orchestre, vous avez certainement eu de nombreux démons à exorciser pour vous détacher de vos idoles…
En effet, comme tout violoniste, j’avais mes idoles, mais en voulant absorber ce que j’admirais, j’essayais malgré moi d’être quelqu’un d’autre. J’ai mis beaucoup de temps à me plonger complètement dans la direction, car j’avais un énorme respect pour cet art, comme quelque chose de si précieux que je ne voulais pas y toucher. Pour la direction, à mes débuts, je ne pouvais m’empêcher de penser à Boulez, Karajan, Bernstein, Abbado ou Kleiber. Il faut se concentrer sur la matière musicale et sur ce qu’on veut entendre, absorber la complexité pour retrouver un certain instinct.
Et puis, il y a la dimension corporelle. À vingt ans, lors d’un voyage en Afrique avec mon quatuor à cordes, j’ai assisté dans la forêt à une cérémonie traditionnelle bwiti, où la musique m’a paru passer à travers les percussionnistes qui la jouaient. Quand je suis rentré, j’ai entendu le pianiste Claudio Arrau expliquer qu’il fallait être « humble devant la musique » et souple dans le corps pour que la musique passe à travers soi, soit exactement ce que je venais de voir ! Nous qui apprenons, dans notre civilisation, la musique de façon cérébrale, nous avons énormément de mal à nous connecter au corps, si bien que les musiciens « classiques » sont souvent moins bons en rythme que les musiciens populaires. Quand on essaye d’être un conducteur de musique, on a des chances de la laisser passer. Elle passe par soi, donc s’imprègne certainement de la personne qu’on est, mais on n’en est pas soi-même responsable. Aborder la musique de cette manière donne un recul sain et nécessaire à cet art qui peut parfois paraître égocentré, alors que c’est tout le contraire.
Comment avez-vous réagi quand on vous a proposé Eight Songs for a Mad King au Festival d'Aix-en-Provence ?
Je me suis vraiment demandé ce que j’allais faire avec ça ! Pour moi, cette œuvre, ne se dirigeait pas, c’était comme de la musique ancienne avec un travail de scène et un continuo. Et je suis très heureux d’avoir accepté, parce que ça m’a poussé à me demander ce que je pouvais apporter aux musiciens et à l’œuvre. Ce répertoire de théâtre musical est toujours une bombe aujourd’hui.
On aurait presque aimé qu’il fasse un grand opéra à partir de cette forme. Le genre de l’opéra est redevenu académique, et la modernité de Maxwell Davies fait du bien de nos jours. Aujourd’hui, dans la création, rares sont les compositeurs qui ont ce sens de la dramaturgie, cet amour du théâtre.
Eight Songs for a Mad King est un bijou d’inventivité, bouillonnant d’idées, extraordinaire de couleurs, d’articulations, d’humour à l’anglaise. En plus, avec Barrie Kosky et Johannes Martin Kränzle, baryton d’une élégance et d’une palette inouïes, c’est un bonheur. Dans le travail, plein de choses sont à imaginer, il faut essayer de suggérer une liberté pour ne faire qu’un avec ce qui se passe sur scène. Cette pièce me fascine, et j’ai déjà envie de la reprendre ! J’aimerais d’ailleurs que l’Ensemble retrouve des formes d’opéra « à notre manière », c’est-à-dire différemment des grandes maisons lyriques. Nous avons eu la chance de créer Orgia, d’Hèctor Parra et Calixto Bieito, en 2023, à Bilbao. Là aussi, j’ai découvert un compositeur avec le sens du théâtre, l’amour de la voix, et un langage extrêmement fort.
Avez-vous d’autres projets scéniques lyriques futurs avec l’Ensemble intercontemporain ?
Il y en aura deux à Paris pendant la saison 25-26. D’abord, la création française d’Orgia – j’invite d’ailleurs aussi Calixto Bieito sur le format « EIC and Friends », pour un concert de musique de chambre –, avec la volonté que le drame se passe au centre du public. Beaucoup de choses seront différentes, nous sommes en train d’y réfléchir avec l’Ensemble. C’est pour moi un projet important de pouvoir le reprendre à la Cité de la musique avec l’ensemble qui l’a créé, après le Gran Teatre del Liceu (avec l’Orchestre du Liceu). Nous aurons une autre création lyrique en 2025, du compositeur basque Ramon Lazkano, sur Ravel, pour le 150e anniversaire de sa naissance.
Dans le bouillonnant début du XXe siècle, les compositeurs, écrivains, penseurs, artistes peintres se connaissaient et se côtoyaient. Ensuite, chacun s’est renfermé dans son domaine de compétences. Il y a aujourd’hui moins de liens entre les artistes, et quel projet fantastique que l’opéra pour rassembler les artistes et les idées !
Comment organisez-vous votre programmation du Festival Prades Pablo Casals ?
Je souhaite plutôt faire perdurer la notion de rencontres, comme l’avait pensé à l’origine Pablo Casals. C’est une terre d’artistes qui a été un peu laissée de côté, à mon sens. Souvent, je me débrouille pour que les rencontres entre les artistes se créent à Prades. Par exemple, il y aura ce fantastique pianiste très peu connu en France, Alexander Gavrylyuk, que j’ai découvert à São Paulo en dirigeant le 3e Concerto de Prokofiev – un choc musical. Je l’ai fait venir pour deux soirées parce que le rôle du Festival est aussi de faire découvrir, et de ne pas présenter chaque année les mêmes artistes, aussi exceptionnels et médiatisés soient-ils. Il jouera pour la première fois avec le violoniste Stephen Waarts, et le jeune Ivan Karizna, qui joue sur le violoncelle de Paul Tortelier – le même instrument qui a joué là-bas avec Casals.
Les jeunes sont au centre du projet artistique, avec un enthousiasmant orchestre de chambre de trente-cinq instrumentistes européens (rémunérés) qui participent aussi à des concerts de musique de chambre, et rencontrent les artistes. Comme l’ouverture esthétique correspond aussi à ce que je suis et à ce que j’aime, il y a donc le « Club », avec du jazz et des musiques du monde, qui rassemble un public plus local et permet de créer des passerelles entre nos « mondes ».
Que diriez-vous aux gens qui disent « j’aime pas la musique contemporaine » ?
Je leur dirais qu’ils n’aiment pas l’idée (ou leur idée) de la musique contemporaine. L’expression « musique classique », qui couvre de la musique la plus ancienne à la plus moderne, correspond déjà peu à ce qu’on fait ! Elle crée une fausse étiquette, qui fait croire que c’est ennuyeux. Et la « musique contemporaine », c’est exactement la même chose.
Il n’y a pas une musique, mais des milliers de musiques d’aujourd’hui, de (jeunes) compositeurs, de créateurs. Nous avons eu certes une grande responsabilité d’entre-soi pendant des années, mais la musique est un travail d’éducation. C’est à nous de rappeler aux politiques son importance auprès des enfants, pour l’ouverture extraordinaire qu’elle porte, pour le développement du cerveau, pour les études en général. Avec la musique, on apprend en premier lieu à écouter avant de se mettre en valeur, donc à vivre dans une société saine. On apprend la rigueur du travail régulier, à être à l’heure par respect des autres…
C’est un premier travail d’expliquer que la « musique contemporaine » ne veut rien dire, que la musique est vivante et multiple. Et d’un autre côté, notre travail pour la faire découvrir est un apprentissage du temps. Notre métier est l’inverse absolu de notre vie actuelle, des formats de trois minutes, du plaisir immédiat. Quand j’étudie une partition, je ne saute pas immédiatement au plafond, j’ai besoin de temps. Et je découvre parfois des chefs-d’œuvre que je n’oublierai jamais.
Propos recueillis par Thibault Vicq le 28 juin 2024
Songs and Fragments, au Festival d’Aix-en-Provence (Théâtre du Jeu de Paume) du 6 au 14 juillet 2024
Festival Pablo Casals de Prades, du 28 juillet au 6 août 2024
La saison 2024-2025 de l’Ensemble intercontemporain est en ligne, avec notamment des festivités pour le centenaire de la naissance de Pierre Boulez (fondateur de l’Ensemble) en 2025
04 juillet 2024 | Imprimer
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