Le mois de mars s'est avéré particulièrement chargé pour la soprano Marie-Laure Garnier : non seulement elle sortait un disque en duo avec Célia Oneto Bensaid, mais elle était également présente sur la scène du Capitole de Toulouse pour interpréter Junon dans Platée. Nous avons donc saisi l'opportunité qui nous a été donnée d'échanger avec elle à propos de ces deux projets récents, en commençant par son enregistrement Songs of Hope et ce travail peu commun autour des mélodie françaises et des negro-spirituals...
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Opera Online : Comment vous est venue l’idée de réunir des mélodies de Poulenc et Messiaen avec des negro-spirituals ?
Marie-Laure Garnier : Déjà, avec Célia Oneto Bensaid, nous étions toutes deux d’accord : nous souhaitions enregistrer de la mélodie française, car nous l'avons beaucoup travaillée lors de nos études ensemble. En tant qu’artistes françaises, nous avons à coeur de défendre ce répertoire. Nous avons d'ailleurs reçu le prix de la Mélodie Française au Concours Nadia et Lili Boulanger, et nous sommes également lauréates de l’Académie du Festival lyrique d’Aix-en-Provence et de l'Académie Orsay-Royaumont. Cela nous a amenées à donner des concerts hors de la France, notamment à La Salle Bourgie (Canada), au Wigmore Hall (Londres), au Festival de lied d’Oxford, etc. A l’étranger, c’est un honneur de promouvoir une partie de notre patrimoine français au travers de la Mélodie. En même temps, il est vrai que nous avions aussi l’envie de mettre en avant une part de notre identité de duo dans ce premier disque : les Negro Spirituals. Nous avons donc entamé notre travail avec Jeff Cohen. En plus de toutes les esthétiques habituellement abordées, il nous avait suggérées, si nous le souhaitions, d’intégrer un ou deux spirituals à notre programme de récital. Au fil des années, c’est resté. Désormais, cela fait (en partie) notre singularité.
D’un point de vue musicologique, les negro spirituals sont des chants populaires, a capella, mais qui au fil des années ont été beaucoup arrangés, notamment par Mark Hayes, Moses Hogan et bien d’autres. C’est grâce à tous ces travaux de qualité qu’aujourd’hui, nous avons des partitions pour voix et piano, que nous prenons plaisir à faire (re)découvrir en récital.
Marie-Laure Garnier et Célia Oneto Bensaid ; © Capucine de Chocqueuse
C’est donc fortes de toutes ces réflexions, de toutes ces expériences, que nous avons fait le choix de faire se regarder, se croiser, mélodies françaises et negro-spirituals. De plus, au-delà de la pensée artistique, quand nous avons conçu ce programme, il y avait beaucoup d’échos dans la presse (notamment aux Etats-Unis) de discrimination raciale, de violence policière. Nous avons eu, avec ce disque, l’envie de montrer que la différence est une richesse, et que de cela peut naître un projet collectif, positif, beau. C’est pourquoi, au travers de ce disque, nous souhaitons faire passer un message de paix, d’amour, de bienveillance et de fraternité. Aujourd’hui, la guerre en Ukraine vient faire résonner ce disque encore d’une autre façon.
Enfin, il est évident que ce disque est vraiment un projet de duo. Justement, un des chevaux de bataille de notre collaboration est de mettre en avant le duo comme une entité, et non pas la chanteuse et son accompagnatrice. Souvent, on ne donne la parole qu’aux chanteurs parce que ce sont eux qui portent le texte, mais il est évident que les pianistes ont, eux aussi, des choses à dire sur la musique autant que sur les textes et sur le travail d’ensemble à proprement parler. Pour nous, dans le Lied et la Mélodie, il est important de considérer les deux artistes à part entière. En ce qui nous concerne, notre duo fonctionne sur le ton de la complémentarité.
Vous dîtes que vous souhaitez mettre en miroir et croiser ces différents chants. Comment avez-vous construit le programme, et comment avez-vous sélectionné les œuvres qui le composent ?
Il y a tellement de negro-spirituals ! Nous avons essayé de choisir ceux qui laissent à la fois entendre des valeurs de fraternité et de cohésion teintés d’enthousiasme et de lumière, mais aussi des negro-spirituals un peu plus sombres, comme He never said a mumblin word ou Sometimes I feel like a motherless child. Il est alors question d’injustice, de l’exil, du fait d’être complètement déraciné, de la douleur de ce peuple à qui on a imposé une nouvelle langue, une nouvelle religion... Quant aux mélodies françaises, nous sommes allées chercher du côté de Poulenc. Nous avons lu des textes, parce qu’au-delà d’aimer la musique – nous sommes vraiment des amoureuses de la musique de Poulenc – nous désirions faire le choix de textes qui résonnent avec les spirituals et qui permettraient un trait d’union ou un petit rayon de soleil. C’est également cela qui nous a guidé vers les mélodies de Messiaen. Poèmes pour Mi est un cycle avec une importante connotation religieuse, en tout cas très spirituelle. On y trouve des similitudes avec ce que l’on connait des negro-spirituals ou du Gospel, comme la dimension lyrique et d’exultation dans Prière exaucée, ou l’aspect incantatoire qui pourrait s’apparenter à un sermont ou à une litanie dans Action de grâces.
Vous avez évoqué votre goût pour le gospel. Vous aviez d’ailleurs fondé The Sharing Singers, un chœur de gospel. Ce genre vous tient donc particulièrement à cœur… Pensez-vous y retourner parallèlement à votre carrière classique, ou peut-être plus tard ?
Très honnêtement, je me suis construite avec le Gospel, entre autres styles de musique. J’ai d’ailleurs dirigé des chœurs pendant plus de dix ans et j’ai fait le choix de mettre en pause cette activité récemment. Cela m’a aidée à me construire, en tant que femme, pédagogue et chanteuse. Cette richesse fait partie de moi pour toujours et vient nourrir mon chant quel que soit le style. Et dans les mois à venir, puisque nous donnerons avec Célia une série de concerts pour promouvoir notre disque, cela permettra au public de découvrir cette facette de moi.
Pensez-vous que le gospel et les negro-spirituals vous aient apporté quelque chose de particulier, non seulement en tant que femme et artiste comme vous l’avez déjà dit, mais aussi de manière plus spécifique dans votre carrière d’artiste lyrique, dans votre technique de chant lyrique ?
Je crois que tout ce que l’on fait dans notre vie vient nourrir l’artiste que l’on est, développer des compétences et un nouveau rapport aux choses. Il est vrai que le gospel est un genre qui est en résonnance avec ma propre spiritualité. Ce n’est pas forcément quelque chose de perceptible car ce sont des esthétiques différentes, mais oui, mon chant lyrique est nourri par le Gospel. Outre l’aspect musical, les valeurs de respect et de bienveillance envers tous que le Gospel véhicule sont au cœur de ma vie de femme et d’artiste. Et ma présence sur scène est, en quelque sorte, déjà un message symbolique.
Vous l’avez dit, il ne s’agit pas de votre première collaboration avec Célia Onéto Bensaid. Comment s’est passée votre toute première rencontre ?
Célia Oneto Bensaid ; © Capucine de Chocqueuse
Avec Célia, nous sommes en duo depuis un petit peu plus de 10 ans. Il se trouve que nous nous sommes rencontrées au Conservatoire à rayonnement régional de Paris, dans la classe de formation musicale. Elle était pianiste, et moi, flûtiste. Mais c’est en réalité quelques années plus tard que nous nous sommes réellement rencontrées. Elle souhaitait s’inscrire à la classe de lied et mélodie de Jeff Cohen, dans laquelle on ne peut se présenter qu’en duo. Il s’avère que ça a été un début de collaboration vraiment très studieux qui a fait naître une vraie volonté commune de faire vivre ce duo au-delà de la classe. Nous avons ensuite étudié auprès d’Anne Le Bozec, Claire Désert, ou Ami Flammer. C’est vrai que nous avions envie, depuis le début, de développer notre répertoire, la palette de couleurs qui allait faire rayonner toutes les pièces que nous interpréterions sur scène. Et puis nous avons une folle envie d’exporter en quelque sorte notre duo à l’international, et de pouvoir incarner le « duo français ». Cette collaboration est d’une immense richesse, tant sur le plan artistique que sur le plan personnel. Nous entendre si bien est une vraie force. Chacune met sa part au duo : son regard, sa sensibilité, sa compréhension et son expérience. Nous ne sommes pas toujours d’accord, mais nous discutons afin de trouver un juste équilibre. C’est une belle collaboration, qui a encore de belles années devant elle !
Pourquoi avoir attendu pour faire ce premier disque ensemble ?
En réalité, nous n’avons pas attendu : nous étions simplement occupées à faire autre chose, dont cinq ans d’études ensemble – ce qui n’est pas rien pour un duo –, puis nous avons participé à beaucoup d’académies. Il a aussi fallu ce temps de gestation, de maturation. Pour nous, il n’y avait pas d’urgence à produire un enregistrement, sachant que parallèlement chacune a participé à d’autres projets de disques. Celui-ci est arrivé au moment où il était prêt, et où nous l’étions nous aussi.
Votre disque est sorti le 18 mars, mais le lendemain vous étiez également sur les planches du Théâtre du Capitole pour interpréter Junon dans Platée. Pouvez-vous nous parler de cette production ?
Platée de Rameau est un opéra-bouffe, dont la particularité est qu’en plus des chanteurs, solistes et choristes, il y a un ballet. Cela me rend très enthousiaste, car le plateau est de toute beauté et d’une grande richesse. Nous sommes mis en scène par Corinne et Gilles Benizio alias Shirley et Dino, ce couple de comédiens qui continue leur aventure toujours en couple, mais cette fois à la mise en scène. C’est vraiment un travail formidable que nous réalisons avec eux. La direction musicale est assurée par Hervé Niquet, avec le Concert Spirituel, et la chorégraphie est sous la direction de Kader Belarbi, avec la Ballet du Théâtre du Capitole. On est ici vraiment dans une réappropriation de l’œuvre. Il s’agit d’une farce tragique où Platée, une nymphe des marécages, se laisse convaincre que Jupiter est tombé amoureux d’elle et qu’il va l’épouser. Tout le monde se joue d’elle, jusqu’à ce que Junon n’arrive et quitte les lieux avec Jupiter. L’histoire a été transposée dans les favelas, mettant en exergue le contraste social (riches/pauvres – dieux/nymphes). Tout cela dans des décors absolument somptueux de Hernan Penuela. Côté mise en scène, il y a beaucoup de surprises, quelques clins d’œil, et je pense que c’est tout à fait rafraîchissant compte tenu de la période dans laquelle nous sommes, bien qu’encore une fois, on le sait, l’histoire finira mal…
Pouvez-vous nous parler de votre personnage, qui est Junon ?
Mathias Vidal et Marie-Laure Garnier dans Platée ; © Mirco Magliocca
Junon est la femme de Jupiter. Du début à la fin, elle ne cesse de traquer Mercure et Jupiter pour comprendre ce qu’il se passe. Elle sent bien que son mari est encore une fois en train de lui jouer un tour en convoitant une autre femme. Il s’agit de la personne dont tout le monde parle sans cesse, notamment parce qu’on la sait jalouse. Dans cette mise en scène, on a rajouté des apparitions et des dialogues à Junon. Cela permet de développer cet aspect dramatique, et avec Shirley et Dino, je peux vous dire qu’on le joue à fond !
Bien que ce ne soit pas un rôle chanté très long, il m’a permis de développer une nouvelle facette avec cette dimension plus théâtrale, drôle, voire grotesque parfois. Entre les « r » roulés de façon « légèrement » exagérés et la tirade à la « Sarah Bernhardt », sans parler des interactions avec le chef, j’ai eu de nombreuses occasions d’observer l’effet comique sur le public. Je ne m’y attendais pas du tout, et je me projette bien volontiers dans d’autres rôles comme la Grande Duchesse de Gérolstein ou la Belle Hélène.
Est-ce qu’il n’y a pas quelque chose de très plaisant, de presque « jouissif », dans le fait d’interpréter ce genre de personnage un peu « exagéré » ?
Oui ! Et c’est d’ailleurs ce que j’ai apprécié dans cette production ! Les metteurs en scène cassent les codes, rajoutent des scènes parlées, des chorégraphies plus drôles que sérieuses. Ils revisitent l’œuvre, non pas pour choquer mais pour dire quelque chose de notre temps. Et pour revenir à Junon, il y a même des moments où on ne sait plus très bien si c’est le personnage de Junon ou la chanteuse elle-même qui parle. On lui offre encore plus de consistance et de relief, elle qui semble sans cesse énervée. Cela m’a donné l’opportunité de montrer différentes facettes. J’ai adoré travailler avec Corinne et Gilles ! Même si le but est de faire rire, chaque scène est organisée, réglée avec beaucoup de sérieux et de minutie. Ils nous embarquent dans leur univers, font des propositions aux chanteurs tout en leur laissant la place d’être force de proposition. Et cela donne, à mon sens, beaucoup de force à ce spectacle.
Outre la reprise de cette production à Versailles en mai, quels sont vos projets ?
Il y a pas mal de rendez-vous ! Je retrouve Célia et le Quatuor Hanson à Guidel le 31 mars pour un récital de mélodies françaises (Chausson, Fauré, Sohy) qui sera d’ailleurs capté par le label B.Records. En juin, à l’Opéra de Lille, au Musée des Impressionnistes de Giverny et aux Festival de Sully-en-Loiret d’Auvers-sur-Oise, nous poursuivrons notre tournée de promotion du disque Songs of Hope, avec Célia. Puis cet été, nous aurons le plaisir de jouer ensemble Les Chants de l’âme d’Olivier Greif au Festival de La Chartreuse du Liget en musiques avant que je ne retrouve le merveilleux Quatuor Dutilleux au Festival Pablo Casals pour un récital Respighi et Schubert.
Propos receuillis par Elodie Martinez en mars 2022
© Capucine de Chocqueuse
28 mars 2022 | Imprimer
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