Renée Fleming avait annoncé la Maréchale du le Chevalier à la rose (de Richard Strauss) en 2017 au Metropolitan Opera, comme son dernier rôle sur scène, après une riche carrière d’interprétations inoubliables. Si elle s’adonne depuis aux récitals – comme celui, de lieder, qu’elle a partagé avec le pianiste Evgeny Kissin au Verbier Festival il y a quelques jours – et aux enregistrements, elle est par ailleurs entrée dans le monde de la comédie musicale (The Light in the Piazza, Carousel), mais a finalement ajouté deux personnages lyriques contemporains à son répertoire cette saison : Clarissa Vaughan au Metropolitan Opera dans The Hours de Kevin Puts, et Pat Nixon à l’Opéra national de Paris dans Nixon in China de John Adams. Co-directrice de l’Aspen Opera Theater et conseillère artistique au Kennedy Center, elle a également été nommée en mai dernier par l’Organisation mondiale de la Santé – au même titre que sa collègue soprano Pretty Yende – Ambassadrice de bonne volonté pour les arts et la santé. Nous avons tenté d’en savoir plus sur ce qui animait une star d’opéra aujourd’hui, surtout lorsque celle-ci se tient plutôt à l’écart des productions scéniques.
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Parlez-nous de votre collaboration avec Evgeny Kissin…
Il m’a proposé que nous jouions ensemble, et l’idée m’a tout de suite séduite, c’était un véritable honneur. Nos premiers concerts étaient prévus en mars 2020. Il m’attendait à Vienne, et c’est lorsque je m’apprêtais à monter dans l’avion que l’Europe a annoncé le confinement. Je suis ravie que nous ayons pu reprogrammer les concerts cette année.
Chronique. Renée Fleming modérément, Evgeny Kissin entièrement au Verbier Festival
Nous avons commencé par l’Europe en janvier, puis avons continué dans plusieurs grandes villes aux États-Unis, avant de finir à Verbier et à Salzbourg. Le programme a très bien fonctionné : j’ai choisi des pièces qui mettaient en avant les atouts d’Evgeny, en particulier la première version de certains lieder que Liszt a réarrangés par la suite dans une version « moins difficile ». Nous avons ajouté un magnifique corpus de Schubert, Duparc et Rachmaninoff, puis il a intégré lui-même des pièces pour piano seul. Je suis triste que cette superbe expérience touche à sa fin, Evgeny a été un collaborateur formidable. C’est quelqu’un qui inspire une immense sensibilité, comme tous les artistes connus pour leur richesse de son. Ce répertoire appelle une grande connexion et une proche collaboration, et c’est sans doute nouveau pour lui. Malheureusement, nous n’avons pas pu convenir d’un autre programme ensemble, car il doit réserver ses dates si longtemps à l’avance qu’il nous faudrait probablement des années pour nous retrouver !
Quels sont vos « critères » pour aborder un nouveau rôle aujourd’hui ?
The Hours a été écrit pour moi, le compositeur l’a vraiment adapté à la mesure de ma voix lors de l’écriture. Pat Nixon, dans Nixon in China, n’est pas un rôle facile, mais j’ai pu l’interpréter car la composition laisse de l’espace entre les phrases. Ces deux projets ont été fantastiques la saison dernière, et The Hours revient au Met au printemps 2024. Je trouve en fait mes critères dans ce qui peut le mieux correspondre à ma voix aujourd’hui. Je ne suis plus aussi résiliente qu’avant, je ne peux plus chanter un rôle trop exigeant deux soirs de suite. Je dois penser à mon confort et à ce qui va fonctionner sur scène, m’assurer que je serai à l’aise avec le rôle et garantir au public une expérience optimale.
Vous avez également participé à des comédies musicales, où la voix parlée est un tout autre défi…
The Light in the Piazza et Carousel ont été des projets passionnants car c’était un univers complètement nouveau pour moi. J’ai désormais un projet avec National Geographic : ma voix accompagnera un projet de film sur le climat. L’album de mélodies Voice of Nature: The Anthropocene, que j’ai enregistré avec Yannick Nézet-Séguin, a remporté un Grammy Award cette année, et c’est justement ce qui m’a amenée développer l’idée du film avec National Geographic.
Souhaitez-vous faire usage de votre rayonnement dans le monde la musique et de votre statut d’Ambassadrice de bonne volonté à l’Organisation Mondiale de la Santé pour défendre des sujets tels que le changement climatique ?
Absolument, car le changement climatique génère tous types de problèmes de santé, comme en attestent les incendies actuels au Canada. Les sujets de plaidoirie sur lesquels je pourrais m’engager sont très nombreux. J’ai par exemple partagé mon expérience hier à Verbier lors d’une conférence très intéressante avec mon collègue physiothérapeute et neurologue Christopher Bailey, de l’Organisation mondiale de la Santé, et nous renouvelons l’expérience à Salzbourg. Je me réjouis que ce nouveau programme ait été accueilli avec autant d’enthousiasme. Le présent est très stimulant, j’ai hâte de voir ce que l’avenir nous réserve.
Vous êtes aussi mentor de jeunes chanteurs…
J’aime beaucoup travailler avec de jeunes artistes. Cet été à Aspen, mon travail avec les chanteurs a été extrêmement gratifiant, je les ai vus progresser. Hier, j’ai fait une masterclasse avec les étudiants de l’Atelier Lyrique de la Verbier Festival Academy. Quand ils ont chanté l’opéra The Rake’s Progress de Stravinsky aujourd’hui, ils avaient pris en compte tous les conseils que je leur avais donnés. Ils ont retenu, je suis vraiment très heureuse de voir que j’ai pu les aider. J’ai moi-même reçu des conseils d’un certain nombre de chanteurs et professeurs, et on est finalement responsable de tous les croiser à sa façon. Cela ne me pose en revanche aucun problème qu’on ne suive pas mes remarques. Chaque chanteur doit suivre son propre cheminement.
Vous connaissez très bien Strauss et le jazz. Strauss aime la conversation en musique, et le jazz est une sorte de conversation musicale. Le dialogue et la liberté sont-ils au cœur de votre démarche artistique ?
Oui, à 100%. L’épanouissement créatif me donne de la flexibilité, c’est ma zone de confort. Les chefs d’orchestre me disent toujours que je suis facile à suivre, que je suis claire dans mon interprétation, mais c’est aussi parce que je suis « dans le moment ». Cette forme de communication est ce qui me plaît le plus quand je fais de la musique avec d’autres personnes. C’est le cas avec Evgeny Kissin, nous nous donnons une liberté qui nous permet de faire quelque chose de différent tous les soirs. Il n’y a pas de métronome, ce n’est pas un titre qui se joue tout seul sur un lecteur.
Le jazz est différent car il demande d’improviser. Plus jeune, je savais le faire, mais je ne m’y suis pas essayé récemment car il faudrait que j’y consacre beaucoup de temps pour en retrouver les sensations. C’est en tout cas assez impressionnant d’entendre une improvisation bien faite. Il faut mettre en veille la partie du cerveau qui est associée au jugement, je trouve cela fascinant. La conversation est une forme d’improvisation, mais la musique l’élève, en particulier dans l’improvisation musicale.
Vous avez été la première artiste lyrique à vous produire au Superbowl, et vous avez chanté dans les films Le Seigneur des anneaux : Le Retour du roi de Peter Jackson et dans Les Aventures de Tintin : Le Secret de la Licorne de Steven Spielberg. Au-delà d’une icône musicale, vous voyez-vous désormais comme une icône de pop culture ?
J’ai eu en effet de belles opportunités. On ne peut pas être à la recherche de tels projets, ils arrivent plutôt vers soi. Et ils nourrissent par nature ma curiosité musicale et intellectuelle, tout en permettant un contact différent avec le public. J’ai eu beaucoup de chance mais je ne me considère pas comme une icône pop, même si ma fille m’a dit récemment de ne pas « sous-estimer le pouvoir du Seigneur des anneaux ». Elle m’a d’ailleurs suggéré de chanter la chanson elfe à mes concerts. C’est une bonne idée, pourquoi pas !
Vous vous intéressez à l’art-thérapie et à l’analyse des émotions par la science pour comprendre le fonctionnement du cerveau. Quel est votre ressenti face à une œuvre d’art ?
Je suis contente que vous me posiez la question car j’ai eu une expérience très particulière la semaine dernière à Aspen. Au dernier concert, il y avait une magnifique pièce de musique de chambre écrite par quatre compositeurs, que l’écrivain Richard Powers avait enrichie de poèmes et d’un extrait de son roman L’Arbre-monde. Dans le dernier mouvement, les instrumentistes et les chanteurs étalaient progressivement leurs entrées, et la seule écoute m’a fait entrer dans un état second. Je me suis dit que je devais écrire au compositeur pour lui conseiller de faire étudier l’œuvre par un scientifique. Je sais qu’elle a eu un effet retentissant sur moi, sans que j’aie les mots pour le décrire. L’ « état second » est la seule expression qui me soit venue à l’esprit, comme avec les Quatre derniers lieder de Strauss. Ma respiration a ralenti et le temps s’est étiré. Le pouvoir de la musique est précisément ce dont nous avons tous besoin aujourd’hui, comme le lien à la nature. C’est ce qui me nourrit l’esprit.
Comment la science peut-elle améliorer l’expérience d’écoute de la musique ?
La science est capable d’expliquer le pouvoir de la musique et, utilisée à des fins thérapeutiques, aider les personnes atteintes de troubles et les enfants. En revanche, elle ne peut en aucun cas améliorer l’expérience d’écoute de la musique que nous avons déjà et qui explique pourquoi nous l’aimons autant. La science est capable de bien d’autres choses. Elle nous rappelle régulièrement notre besoin d’art et d’expériences qui nous enrichissent humainement et nous touchent à travers notre système nerveux, notre ADN et l’évolution de l’humanité. L’art nous affecte physiquement, comme l’explique si bien le livre Your Brain on Art: How the Arts Transform Us, de Susan Magsamen and Ivy Ross, qui a beaucoup de succès en ce moment aux États-Unis. J’adore la science, on n’a jamais fini d’apprendre.
Vous avez aujourd’hui une position moins « active » dans le monde lyrique. Comment avez-vous vous évoluer ce milieu pendant les dix dernières années ?
Je suis heureuse de voir l’intérêt porté par les artistes à la création, et l’arrivée d’œuvres nouvelles qui comptent. La plupart des opéras que nous aimons sont tirés de romans ou de pièces populaires, qui étaient de leur temps connus du public. Maintenant, il s’agit de répertoire « historique ». The Hours m’a particulièrement marquée car 40% du public n’était jamais venu au Met. Cela veut bien dire que les spectateurs sont au rendez-vous s’ils y voient quelque chose de puissant, de neuf et d’inédit. Cette évolution très encourageante est récente. Je trouve que les États-Unis s’emparent extrêmement bien du sujet dans un contexte où un changement est nécessaire. Au cours de ma carrière, j’ai senti l’écart se creuser entre l’Europe et les États-Unis en termes de programmation. Nous n'avons jamais eu de financement de l’État, donc nous avons toujours essayé de répondre aux attentes du public pour vendre des places. C’est ce qui a créé un paysage différent pour la création contemporaine, et je pense que les œuvres américaines – notamment John Adams et Philip Glass – méritent d’être jouées en Europe. Nous vivons une époque intéressante, et je suis vraiment optimiste quant à l’avenir de l’opéra. En Europe, la musique instrumentale et l’opéra font tellement partie de la culture locale qu’ils ne risquent pas de disparaître. J’aimerais que nous puissions tous apprécier les possibilités de la voix humaine – au besoin amplifiée de micros –, de ces sons individuels et uniques.
Qu’en est-il de l’enseignement ?
L’enseignement musical et vocal demande de la rigueur car notre métier est difficile. Nous jonglons entre des compétences variées – langue, style – qui mettent du temps à s’assimiler avec la voix et le corps. Apprendre à chanter au-dessus d’un orchestre et d’un chœur ne se fait pas en un jour. L’éducation pour le public me paraît aussi importante. La science nous permet par exemple de comprendre le bénéfice d’être exposé à l’art, de l’avoir dans notre vie, de l’apprécier et d’y faire une place dans notre quotidien. Presque tout ce que nous pouvons faire, y compris gribouiller sur un papier ou se promener, est une forme d’art. Il faut s’y connecter davantage car il nous fait ressentir quelque chose de grand au-delà de notre propre humanité. Les gens peuvent se sentir seuls et isolés ; engager des expériences artistiques avec d’autres personnes est une forme de partage.
L'art n’est donc pas juste lié à ce que l’on voit ou à ce que l’on entend, mais aussi à ce que l’on ressent…
Tout à fait, et aussi idéalement à ce qu’on l’on fait soi-même. À un concert, le cerveau émet des ondes qui suivent celles de l’artiste sur scène, et là encore la science est riche en enseignements. Il est très utile de se remettre au centre du processus. Jadis on appartenait à une tribu pour rester en sécurité avec sa famille et ses proches. On hérite de cela aujourd’hui. Les expériences artistiques, aussi bien la percussion que le chant ou la mélopée, permettaient de tisser un lien social pour créer une communauté. C’est selon moi un élément fondamental.
Propos recueillis (le 31 juillet 2023) et traduits de l’anglais par Thibault Vicq
Récital de Renée Fleming et Evgeny Kissin, au Festival de Salzbourg (Haus für Mozart) le 3 août 2023
The Hours, de Kevin Puts (musique) et Greg Pierce (livret) au Metropolitan Opera (New York) du 5 au 31 mai 2024
03 août 2023 | Imprimer
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