Quel est le rôle d’un festival d’opéra et plus spécifiquement du Festival d’Aix-en-Provence dans la société ? Dans le cadre de la seconde partie de l’entretien qu’il nous a accordé, Timothée Picard livre quelques éléments de réponses : selon le conseiller artistique et dramaturge, le Festival d’Aix-en-Provence a notamment vocation à s’engager et à questionner le public sur les grands enjeux de l’époque, à regarder et s’ouvrir au monde. C’est notamment ce qui anime la politique de créations et de commandes de la manifestation, inspire ses choix de metteurs et metteuses en scène, ou motive l’accompagnement des artistes.
Autant de sujets ayant alimenté l'orientation de la programmation de la 75ème édition du Festival d’Aix-en-Provence qui se tiendra du 4 au 24 juillet 2023, et dont Timothée Picard nous livre une lecture éclairante.
Lire également la première partie de notre entretien avec Timothée Picard, sur le processus de programmation du Festival.
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Venons-en à la question de problématiques actuelles. Parfois, les metteuses en scène (mais pas qu’elles d’ailleurs) sont porteuses d’une forme de féminisme, moins figé, moins radical, plus subtil. Comment est portée cette question du féminisme dans le festival ?
De différentes manières. D’une part, nous avons une réflexion très active qui relève de la RSO (Responsabilité Sociétale des Organisations). Ainsi, nous menons à tous les niveaux du Festival, au sein des équipes et avec les artistes, un travail sur le sujet des violences sexistes et sexuelles, des questions de discriminations, sur la diversité, la parité, etc.
Ensuite, ce qui est important sur le plan artistique, c’est certes, d’avoir des propositions en prise avec le monde dans lequel on vit, de trouver la voie par laquelle l’opéra noue un lien fort avec notre aujourd’hui, mais cela, sans pour autant cocher des cases pour cocher des cases.
Ce qui compte, avant tout, c’est la qualité du projet artistique ; un projet artistique de très haut niveau est d’une certaine manière engagé « par nature » : il engage, interroge, reconfigure notre vision du monde ; il entre en dialogue avec les grands enjeux de l’époque, sans avoir à faire preuve d’opportunisme.
Mais, ce qui est parfois pénible, pour les metteurs en scène comme pour nous, c’est de voir le spectacle pris dans le filet des polémiques du moment, polémiques qui, profitant du moindre prétexte, lui infligent sa logique propre, souvent binaire et caricaturalement manichéenne.
Que ce soit de manière défavorable ou favorable, d’ailleurs : sur le mode, par exemple, « approche féministe, c’est génial ! » ou « approche féministe, c’est woke ! ». Alors qu’une mise en scène placée par l’artiste sous le signe de tel ou tel engagement offre en réalité une multiplicité de signes, ouvre sur différents niveaux d’interprétation – souvent au-delà même des intentions affichées – qui nourrissent cet engagement en profondeur, et en tous les cas sur un autre plan que la seule scène polémologique attisée par les médias et les réseaux sociaux. Il y a ainsi une sorte de piège qui peut se refermer sur l’artiste proposant une « lecture engagée » : la lecture réductrice et de parti-pris, en quelque sorte « courue d’avance ».
Il y a notamment eu un débat sur Les Noces de Figaro de Lotte de Beer…
C’est un bon exemple, car c’était un projet passionnant qui reliait la question du point de vue à un langage scénique évolutif au gré des actes, représentatif de la place des personnages en termes de genre et de groupe social : comédie grasse pour le Comte, bouffe brechtien pour Susanne, etc. Ce n’était pas qu’une thèse ; c’était aussi, et avant tout, une proposition de théâtre.
Quand on voit des lectures subtiles, raffinées, qui amènent à se poser des questions sur la réalité du monde, n’est-ce finalement pas le rôle d’un Festival comme Aix de dire : « On vous questionne, on vous amène à regarder le monde, à rentrer dans le débat, sans forcément prendre parti… ? »
Oui, c’est certainement ce que l’on attend d’un Festival ; mais ce n’est pas non plus un cahier des charges coercitif et cela dépasse, bien entendu, les seules questions sociétales qui nous hantent aujourd’hui.
Il est très important de s’adresser à tout le monde, de présenter un large spectre de propositions artistiques, propositions dans lesquelles tout le monde trouve son compte, et surtout, il est essentiel de créer des passerelles entre les différents publics, et ce, en évitant le consensus mou et la multiplication de niches répondant aux différents segments du public.
Car l’idée est aussi de casser les habitudes, les conventions figées et les discours tout faits sur l’opéra.
Le pari sera réussi quand un pur amoureux des voix venu assister à un opéra en version de concert en profitera aussi pour voir la création donnée la veille ou le lendemain ; ou aussi, quand un spectateur d’Avignon qui fait un saut de puce pour voir l’installation de Castellucci au Stadium se dira : « Tiens, si j’en profitais pour voir une mise en scène d’une œuvre du répertoire » – et découvrir le travail fabuleux d’Andrea Breth, par ailleurs grande dame du théâtre dans les pays de langue allemande. Ou encore que le public des concerts de jazz et des musiques de la Méditerranée vienne voir un grand concert symphonique, etc. Nous faisons ce pari là : celui de la curiosité, sur laquelle il s’agit de « capitaliser ». Et cela semble fonctionner !
Une force de l’édition de l’année dernière a probablement été de proposer des spectacles qui pouvaient correspondre à toutes les attentes et à tous les goûts : depuis Romeo Castellucci jusqu’à Ted Huffman ou Satoshi Miyagi – dont l’approche était d’ailleurs en réalité très radicale, sous son apparent esthétisme marmoréen, car il s’agissait, rien moins, que de retourner à la source de l’opera seria.
Mais, oui, bien sûr, c’est le rôle (ou l’un des rôles) d’un Festival comme le nôtre que d’être à l’avant-poste en termes de propositions, de tester en quelque sorte des hypothèses pour le milieu de l’opéra, et ce, sans qu’il y ait de surenchère gratuite : dans le double souci d’un questionnement et d’une fidélité aux œuvres – même à première vue iconoclaste.
Une problématique est également présente dans la future édition, c’est la problématique LGBTQI+ avec The Faggots and Their Friends Between Revolutions. Le sujet est tout à fait actuel en France avec les passages à tabac d’homosexuels, la répression dans certains pays où le poids de la religion est fort, dans certains pays en guerre…
On le sait et cela a fait l’objet de nombreux essais : le canon de l’opéra sur quatre siècles a pu nourrir, d’une part, un modèle dominant hétéro-normé, avec des stéréotypes de genre tendant à l’archétype, pas forcément, mais potentiellement, préjudiciable à tout ce qui qui n’entre pas dans ce schéma, et, d’autre part, une « contre-histoire » parallèle permettant à toute une série de spectateurs très présents à l’opéra de l’investir selon leur propre rapport au monde, parfois marqué par l’oppression et la souffrance – les aidant à mieux vivre. Soit dans la reconnaissance et la sublimation de la douleur, parce que le trajet douloureux de certains personnages rendait possible une projection, soit, au contraire, dans l’émancipation et la joie, parce qu’une certaine esthétique opératique rencontrait les pratiques culturelles dans lesquelles ces personnages se reconnaissaient et s’exprimaient.
Ce réinvestissement « queer » ou « camp » auquel l’opéra se prête particulièrement, explique en partie les liens supposés privilégiés des homosexuels et de l’opéra.
L’opéra est suffisamment complexe, étrange, stylisé pour être investi par tous les types de discours et d’idéologies ; c’est ce qui en fait la richesse ! The Faggots and Their Friends Between Revolutions va traiter de cela en des termes artistiques riches, inventifs et universellement partageables.
Cette année, nous avons aussi l’intervention de cinéastes avec le projet ballets russes à Vitrolles. C’est quelque chose de plutôt inédit, non ?
Nous sommes précisément face au double sens de « révolution » dont nous parlions tout à l’heure.
D’un côté, il est évident que, si nous investissons le Stadium de Vitrolles, nous ne saurions répéter chaque année la même recette. À ce titre, ce projet « ballets russes » représente quelque chose d’entièrement neuf – même pour nous, qui avons dû mener de nouvelles réflexions sur le plan du financement, juridique, etc.
De l’autre, le Festival a toujours engagé des liens avec les autres arts. Ce fut le cas avec les arts plastiques, bien sûr, puisque le Festival s’est inventé avec les plus grands peintres de l’avant-garde : Balthus, Derain, Masson.
Plus tard, il y a eu Fabienne Verdier. C’est dans son ADN, jusqu’à Pierre Audi, qui a lui-même travaillé avec de très grands plasticiens comme Anish Kapoor, Georg Baselitz ou Karel Appel… Le Festival a, par ailleurs, déjà sollicité des cinéastes comme Abbas Kiarostami ou Christophe Honoré. Ou un compositeur passé maître dans le domaine du mix-média comme Michel van der Aa pour un opéra immersif.
La peinture, le cinéma, le numérique font donc résolument partie de l’ADN du Festival !
Et comme je disais, Gabriel Dussurget a été formé par les ballets russes ; cela a frappé sa sensibilité. Il a voulu construire au Festival un autre type d’art total, influencé par ce mouvement et sollicitant certains acteurs et collaborateurs des ballets russes. Dans les années 1970, il a programmé Noces, qui n’est pas un opéra à proprement parler.
Quel peut être le lien aujourd’hui entre une image filmée et l’art du théâtre ou de l’opéra ?
C’est une vraie interrogation ! Il y a eu en 2005, à Avignon, une querelle très intéressante sur la question du périmètre du théâtre : ce qui est ou n’est pas du théâtre. Qu’est-ce que l’essence de l’opéra ? Du théâtre ?
Cette question est aiguë aujourd’hui, mais, en réalité, elle n’a cessé de se poser, sans pour autant que l’on ait – sauf erreur – assisté à la mort de tel ou tel art. Qui risque de disparaître pour des raisons socioéconomiques, certes, mais pas de relations concurrentielles entre les arts, me semble-t-il.
On dit qu’il y a aujourd’hui beaucoup de vidéos dans les spectacles ; on va sûrement passer ensuite à autre chose, à la réalité augmentée, par exemple, que l’on voit poindre ici et là. Mais ces apports ne remettent jamais en question ou ne tuent pas un art en soi.
Je ne crois pas que Julien Gosselin, Ivo van Hove ou Christiane Jatahy, en recourant massivement à la vidéo, ait tué le théâtre, la théâtralité, bien au contraire. Ou l’hyperréalisme, parfois, d’un Castellucci ou d’un Milo Rau.
Le cinéma n’a pas tué le théâtre ou l’opéra ; je ne crois pas que les séries tueront le cinéma, etc. Il y a toujours fécondation, renouvellement, migration ; jamais remise en question radicale. Du moment que les spectateurs continuent d’aller dans les salles, bien sûr.
Ballets russes va interroger de manière très intéressante les liens entre musique et image, non seulement par la libre réinterprétation des fables de Stravinski, mais aussi par des questions très concrètes de rencontre ou non, dans le temps de la représentation, de l’événement musical et de l’événement cinématographique – engageant notamment tout un art du montage et des enjeux techniques, consistant à éviter qu’un art assujettisse l’autre, que le temps de l’un ne s’impose au temps de l’autre – et, notamment, laisser respirer la musique vivante, sans pour autant invalider la rencontre imaginée par le ou la cinéaste avec ce qui se déroule à l’écran.
Comme chaque année, il y a une création mondiale au festival…
Oui ! L’événement central de cette édition est la création de Picture a day like this, nouvel opéra en un acte de George Benjamin sur un texte de Martin Crimp, onze ans après le succès historique de Written on skin. C’est un conte initiatique grave et léger interrogeant l’énigme du bonheur et ce qui fait le propre de la nature humaine, une fable existentielle dans laquelle une musique constamment mobile et changeante épouse le mouvement de la vie dans ses moindres inflexions et tonalités.
L’autre événement est la création européenne de The Faggots, qui sera créé juste avant à Manchester.
La création (que l’on pourrait élargir aux œuvres du passé, comme pour Les Boréades de Rameau, par exemple), c’est un fondamental du Festival. Rappelons qu’il y a eu beaucoup de créations d’œuvres instrumentales. La Turangalîla-Symphonie d'Olivier Messiaen a été créée en Europe au Festival, de même pour le Concerto pour violoncelle de Dutilleux. Pierre Audi a d’ailleurs souhaité que cette partie-là de la programmation soit dûment identifiée grâce au label « Incises », d’après le titre de l’œuvre de Boulez.
Ainsi, cette année, il y aura les œuvres de Benjamin pour l’opéra, Venables pour le théâtre musical et Betty Jolas, du côté orchestral.
Là encore, il s’agit de relations de long terme. Pour Innocence de Kaija Saariaho, la gestation a duré huit ans ; auparavant Pierre Audi avait accueilli les œuvres de la compositrice à Amsterdam.
Il s’agit aussi de faire venir des « grandes pointures » qui ne sont pas encore venues au Festival, mais aussi des représentants de la nouvelle génération.
L’Académie entreprend tout un travail pour promouvoir notamment de jeunes artistes qui ont un début de carrière très prometteur. C’est un foyer de la création future, avec les artistes de l’avenir : chanteurs, compositeurs, metteurs en scène… Le nombre d’artistes passés par l’Académie qui ont aujourd’hui une carrière internationale est assez impressionnant.
La création contemporaine fait ainsi partie de l’équilibre global du Festival qui propose donc un éventail d’offres très large, allant des opéras en version de concert au théâtre musical et aux objets « hybrides », mais aussi du concert symphonique aux musiques de la Méditerranée, en passant par la musique de chambre et le jazz. La fonction d’un Festival, c’est d’ouvrir les perspectives, d’élargir les horizons de tous.
Une petite question sur Kurt Weill. Après Mahagonny, le Festival présente L’opéra de quat’sous. Est-ce un signe que ce compositeur qui représente indéniablement une époque s’inscrit un peu plus dans le Festival ? De surcroît avec des comédiens qui vont interpréter du théâtre musical…
C’est surtout le signe que l’on ne s’interdit rien. Peut-être pourra-t-on faire entrer un grand musical au Festival dans le futur, qui sait ?
Thomas Ostermeier, très courtisé par le milieu de l’opéra, y fait enfin ses débuts – mais dans une œuvre à la marge, satirique et parodique. Peut-être sera-t-il amené à y persévérer ? Par ailleurs, les derniers recrutements à la Comédie-Française font la part belle à des acteurs et actrices ayant développé une vraie discipline vocale – à l’image de Marie Oppert, par exemple, qui a fait très largement ses preuves dans le domaine de la comédie musicale. On sait que l’on reprochait souvent à la culture européenne non anglo-saxonne, une séparation très forte entre le jeu, d’un côté, et le chant et la danse, de l’autre. L’appétence des publics et des programmateurs pour ces répertoires est réelle ; on voit que c’est en train d’évoluer.
Parlons des grands compositeurs des opéras en version concert, il y a évidemment la présence de Verdi qui n’est pas vraiment l’ADN du Festival…
Même s’il a été donné de loin en loin, avec Falstaff, La Traviata ou Rigoletto, qui sont de format plus raisonnable que Don Carlos ou Aïda. Rappelons, en effet, qu’avant de pouvoir jouir du Grand Théâtre de Provence, il était difficile, pour le Festival, de représenter des opéras de Verdi ou Wagner, dont l’Archevêché n’avait peut-être pas l’échelle, ni même la « couleur ».
Mais Verdi reste toujours bien présent dans nos discussions, et nous devrions le retrouver plusieurs fois dans les années à venir.
Un compositeur que j’ai plaisir à voir représenté en 2023, c’est Meyerbeer qui fut un Roi à l’Opéra de Paris, mais est, aujourd’hui, largement délaissé en France.
C’est toute la difficulté que pose la programmation du répertoire français en France. Pierre Audi, Julien Benhamou et moi-même avons exprimé beaucoup de désirs en la matière ; mais ils ne peuvent aboutir que si nous décrochons des coproducteurs – surtout pour quelque chose d’aussi conséquent qu’un grand opéra de Meyerbeer. Or, il s’avère que ce n’est pas évident, même parmi les partenaires français.
Dans Le Prophète, les deux rôles principaux sont tenus par des non Français, magnifiques d’ailleurs dans le chant français…
Karine Deshayes, Norma au Festival d'Aix-en-Provence 2022 © Photo by Vincent Beaume / Festival d’Aix-en-Provence
C’est vrai ; pour autant, nous avons des liens très forts avec nombre de chanteurs français : Stéphane Degout, Sabine Devieilhe, Elsa Dreisig, Julie Fuchs, Lea Desandre, Stanislas de Barbeyrac, et bien d’autres. Certains ont fait leurs débuts récemment : Karine Deshayes ou Florian Sempey. C’est le cas cette année pour Nicolas Courjal et l’on pourra également réentendre Ludovic Tézier.
Il se trouve que nous avons de la chance : des chanteurs non francophones tels que John Osborn, et d’autres encore, excellent aussi dans le répertoire français.
Je souligne aussi la présence d’Asmik Grigorian au Festival pour un récital ; on espère la voir aussi, un jour, dans un opéra au Festival.
Nous l’espérons aussi !
Dernière chose, le dernier opéra est le Lucie de Lammermoor, donc, la version française de l’opéra de Donizetti avec Lisette Oropesa. Pourquoi cette version ?
D’abord parce que nous souhaitons que nos opéras en version de concert proposent, si possible, outre des distributions prestigieuses, un petit « plus » qui les rendent uniques. L’année dernière, Norma avec Karine Deshayes était ainsi donné dans une édition « philologique », réalisée par le chef Riccardo Minasi.
Et rappelons que c’est le même Orchestre de l’Opéra de Lyon qui, il y a vingt ans, donnait le premier Lucie légendaire interprété par Natalie Dessay et Patrizia Ciofi.
Lisette Oropesa est une des plus grandes Lucia aujourd’hui ; elle adore la langue et la culture françaises et se réjouit de pouvoir faire ce pas de côté.
propos recueillis par Paul Fourier
janvier 2023
Le Festival d'Aix-en-Provence 2023, du 4 au 24 juillet 2023
24 janvier 2023 | Imprimer
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