Rencontre avec Timothée Picard : dans les coulisses du processus de programmation du Festival d'Aix-en-Provence

Xl_timothee-picard_interview_dans-les-coulisses-du-processus-de-programmation-du-festival-daix-en-provence-2023 © Vincent Beaume

Le Festival d’Aix-en-Provence s’impose comme l’un des rendez-vous estivaux incontournables des amateurs d’art lyrique et l’édition 2023 s’annonce particulièrement enthousiasmante. Mais comment s’orchestre le processus de programmation d’un tel événement ? À l’occasion de la première partie d’une rencontre riche et éclairante avec le dramaturge et conseiller artistique Timothée Picard, nous explorons les coulisses du Festival d’Aix-en-Provence : les choix de répertoires, la place des artistes dans la programmation, les ambitions culturelles du Festival et l’articulation du tout pour composer un ensemble cohérent et accessible au plus grand nombre. De quoi mieux appréhender les enjeux artistiques de la 75ᵉ édition du Festival d'Aix-en-Provence, qui se tiendra du 4 au 24 juillet 2023.

Dans la seconde partie de cette rencontre, nous revenons avec Timothée Picard sur la place du Festival dans la société

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Bonjour Timothée Picard, un dramaturge de Festival… c’est quoi, précisément ?

Timothée Picard : Il est difficile de vous répondre de manière générale ! Il y a autant de façon de comprendre cette fonction que d’institutions. En ce qui concerne mon poste, il a été créé par Pierre Audi, en profitant de l’évolution de l’équipe. Il ressemble un peu à ce qu’il avait pu connaître auparavant, à Amsterdam.

« Je fais de la prospection (...), j’expertise aussi des projets que l’on nous soumet (...), et m’assure alors de la cohérence (...) à la fois dans la phase de conceptualisation et dans celle de concrétisation. »

Il y a trois aspects principaux dans cette fonction. La première, c’est celle de conseiller artistique auprès du Directeur. Je fais de la prospection, je vais voir des spectacles dans tous les domaines (opéra, toutes formes de musiques, théâtre, danse ou autres… finalement beaucoup de spectacles en dehors de l’opéra), afin de lui présenter, en temps réel, une cartographie de la création artistique du spectacle vivant. Je lui sers souvent de premier intermédiaire avec les artistes que nous souhaitons contacter ou avec ceux qui nous démarchent.

J’expertise aussi des projets que l’on nous soumet. Et, à partir du moment où les spectacles entrent au Festival, je suis l’interlocuteur des équipes artistiques sur le plan dramaturgique.

Je m’assure alors de la cohérence des projets, à la fois dans la phase de conceptualisation et dans celle de concrétisation ; par exemple lorsqu’il y a plusieurs versions d’une œuvre, qu’il y a des montages à réaliser ou quand des metteurs en scène sont moins au fait de la chose opératique.

Je précise que je ne suis pas le seul conseiller artistique. Julien Benhamou, qui est Directeur de l’administration artistique, tient aussi ce rôle, du fait de son excellente connaissance des artistes et du milieu. Nous sommes très complémentaires.

Qui réfléchit aux distributions ?

C’est Julien Benhamou. Nous avons chacun notre angle d’attaque, mais, avec Julien, comme avec Pierre Audi, cela aboutit à une discussion commune.

Par ailleurs, comme j’ai une formation de chanteur, je peux en discuter avec Julien. De même que Julien, qui a une excellente connaissance de l’opéra et une grande expérience du milieu, n’est pas cantonné au casting vocal, loin de là. Chacun peut ainsi dialoguer sur le « terrain de l’autre ».

Chronologiquement, j’interviens en premier, car nous sommes alors encore dans l’ordre des idées, alors que Julien sera davantage dans le domaine de la concrétisation.

De l’équipe, je n’oublie évidemment pas Béatrice de Laage qui elle, s’occupe de la délicate tâche de la coordination artistique. Béatrice est une des personnalités les plus attachantes en ce domaine, en même temps qu’elle est la mémoire du Festival, car elle est présente depuis le mandat de Stéphane Lissner. Et la question des plannings, dont elle s’occupe, est déterminante puisqu’au Festival, sur trois semaines, nous proposons l’équivalent d’une maison d’opéra en un an.

Autour de Pierre Audi, nous formons donc un comité artistique à trois.

Le deuxième aspect de ma fonction, c’est une activité d’observateur et, dans une moindre mesure, de conseil transversal des différents départements du Festival.

Je recueille le maximum d’informations afin de garantir l’unité d’un récit à un instant donné. Je m’assure d’une cohérence, notamment au moment du bouclage de la programmation et je renseigne aussi les différents départements sur ce que sont en train de faire les uns et les autres.

Quels sont ces départements ?

La programmation artistique, notamment celle des concerts et du théâtre musical, est également prise en charge par d’autres instances.

L’Académie joue un rôle important, riche de ses différentes résidences. C’est une force de propositions pour certains concerts. Et il y a aussi un « pôle Méditerranée », engageant un dialogue incluant le jazz entre toutes les cultures musicales du pourtour méditerranéen. L’Orchestre des jeunes de la Méditerranée, avec ses volets symphonique et interculturel, en est une bonne illustration.

Il y a aussi le service sociopédagogique, « Passerelles ».

L’Académie, le pôle Méditerranée, le service sociopédagogique Passerelles, « tous ensemble, nous essayons de construire la programmation artistique la plus pertinente, stimulante, riche et aussi variée que possible. »

Chacun apporte donc sa pierre dans l’édifice de la programmation. Julien Benhamou, qui supervise avec Paul Briottet pour l’Académie et Pauline Chaigne pour le pôle Méditerranée, s’assure de la cohésion budgétaire, organisationnelle ; j’apporte mon regard dramaturgique ; et tous ensemble, nous essayons de construire la programmation artistique la plus pertinente, stimulante, riche et aussi variée que possible.

Il faut ensuite qu’en interne, j’effectue un travail de communication sur cette programmation, afin qu’elle soit progressivement prise en charge par les différents départements.

J’entre alors dans le dernier temps de mon travail, plus classique et passionnant à bien des égards, de l’ordre de la médiation : avec la brochure et les programmes réalisés en collaboration avec l’équipe communication, et les autres types d’offres de médiation réalisées pour le public en différents formats et supports, numériques ou présentiels.

Nous avons, chaque été, différents types de rencontres avec le public : un « prélude », une heure avant chaque spectacle, dans tous les lieux du Festival, prélude qui consiste en une présentation de l’œuvre et de la production qui vont être données.

Il y a aussi les « tête-à-tête », tous les soirs à 18h, avec les artistes. Dans ce format, on se focalise sur la carrière de l’artiste et l’on met en perspective le rôle ou le projet qui vaut sa présence dans l’édition en cours.

Et enfin, les « midis » ; nous avons des débats autour de problématiques transversales que suscite la programmation, problématiques qui permettent de réinscrire l’opéra dans un horizon partagé de débats qui traversent la Cité aujourd’hui.

Cela se pratique beaucoup dans d’autres lieux, dans d’autres festivals, à commencer par celui d’Avignon ; mais c’est tout aussi indispensable dans un festival d’opéra.

« Le risque de l’opéra, c’est, en effet, qu’il se referme sur une pratique purement hédoniste, coupée du monde. (...) Il faut, au contraire, rappeler combien l’opéra peut être un objet partagé par une communauté large et diverse. »

Le risque de l’opéra, c’est, en effet, qu’il se referme sur une pratique purement hédoniste, coupée du monde – ce qui peut le décrédibiliser aux yeux de bon nombre de personnes, qui n’hésitent pas à en instrumentaliser l’aspect prétendument élitiste pour le discréditer.

Il faut, au contraire, rappeler combien l’opéra peut être un objet partagé par une communauté large et diverse. Le but de ces rencontres est donc, aussi, de montrer à quel point, d’une manière qui lui est propre, unique, l’opéra reflète un certain nombre d’enjeux contemporains ou permet de les envisager d’une manière tout à fait particulière – qu’il s’agisse de grandes problématiques transversales dont s’emparent les artistes, des grands enjeux du monde contemporain ou des grands défis professionnels qui traversent le milieu aujourd’hui.

L’an dernier, durant le Festival, ce furent pas moins de 130 prises de parole en direction des publics. Parce que je ne peux pas me démultiplier sur les différents lieux du Festival pour des événements simultanés, parfois trois ou quatre en même temps, je bénéficie alors de dramaturges de renfort.

Ainsi, après la présentation à la presse où vous étiez le 23 novembre, je suis allé à Aix pour intervenir auprès du service socio-éducatif « Passerelles » qui, toute l’année, avec tous ses partenaires, fait un énorme travail sur le territoire pour sensibiliser les écoles – collèges, lycées, universités – ou les publics défavorisés. Je fais de même avec la collègue en charge de trouver des coproducteurs, le mécénat, etc. afin qu’ils puissent construire leur projet.

Comment un spectacle arrive-t-il à Aix-en-Provence ? Comment a-t-il été choisi ? Comment arrive-t-on à une saison telle que celle que vous avez présentée ?

« Il est important d’écouter les désirs de l’artiste, même s’il nous arrive également de leur amener nos propres suggestions, et cela, dans un jeu de propositions et parfois même, de contre-propositions. (...) Pierre Audi est très soucieux de construire de beaux attelages entre chef et metteur en scène. »

Il y a de nombreux paramètres qui déterminent la construction d’une édition. En tout premier, il y a le dialogue et les relations privilégiées que Pierre Audi – qui a l’expérience et l’expertise de 40 ans de carrière – entretient avec tel(le) ou tel(le) artiste. C’est vraiment capital et il part beaucoup de ces échanges.

Il est important d’écouter les désirs de l’artiste, même s’il nous arrive également de leur amener nos propres suggestions, et cela, dans un jeu de propositions et parfois même, de contre-propositions.

Ces relations entre le directeur et les artistes sont également capitales pour les créations.

Quand vous évoquez l’artiste, est-ce le metteur en scène ? Le chef ?

Pour Pierre Audi, oui, le couple fondateur, ce sont ces deux-là. Il est très soucieux de construire de beaux attelages entre chef et metteur en scène. Cette volonté ne minore évidemment pas l’importance des chanteurs.

Une certaine quadrature du cercle tient d’ailleurs au fait qu’avec Pierre Audi, et l’apport de Julien Benhamou, est revenue en force l’idée que le Festival devait, aussi, être un lieu pour les grandes voix, avec, bien sûr, toutes les difficultés que cela peut représenter. Un festival, c’est, d’emblée six à sept semaines de répétition ; tous les chanteurs ne veulent pas se plier à cet exercice… et il y a tout un travail à faire pour pré-réserver les artistes bien en amont.

pour aller plus loin
Salome au Festival d'Aix-en-Provence, casta diva Elsa

Point de vue. Salome au Festival d'Aix-en-Provence, casta diva Elsa

À cet égard, l’an dernier, Salomé avec Elsa Dreisig dans le rôle-titre, a été une très belle surprise et une magnifique réussite.

Salomé a été d’emblée un projet pour lequel Andrea Breth a exprimé son désir de travailler avec une jeune chanteuse et, comme elle avait déjà collaboré avec Elsa Dreisig, et qu’elle aime poursuivre des relations de travail singulières sur plusieurs productions, leur association est vite apparue comme un paramètre fondamental. Ce qui a amené le chef Ingo Metzmacher à promouvoir de son côté les « retouches de Dresde », qui allègent parfois l’orchestre quand la chanteuse intervient.

D’une manière générale, très vite la discussion entre le / la chef / cheffe et le / la metteur / metteuse en scène se porte sur les chanteurs. Les metteurs en scène sont extrêmement importants et le Festival ne leur impose pas de distributions. Tout cela se fait dans un dialogue constant. Les grands metteurs en scène considèrent souvent, en effet, que la réussite de leur projet dépend de la collaboration avec tel ou tel artiste précis. C’est le cas de Dmitri Tcherniakov, Claus Guth, Barrie Kosky ou Christof Loy, pour ne citer qu’eux.

Donc, pour revenir au processus de programmation, pour Pierre Audi, Julien Benhamou et moi-même, il y a comme un « carrousel » : on passe en revue et teste plein d’hypothèses à partir de ce que l’on a en main. Ce n’est jamais une page blanche.

Que peut-on imaginer par rapport à ce qui sera présenté par ailleurs la même année ? Avant ou après ? etc. Plusieurs paramètres interviennent, dont un certain nombre de facteurs extérieurs. Nous tenons également compte de ce qui se programme ailleurs et essayons de le savoir à l’avance, afin d’éviter toute redondance.

Dans les autres festivals ?

Dans les autres maisons, au sens large. Au niveau régional, au plan national, et à l’horizon international. Des projets peuvent tomber pour cette raison…

« Au bout d’un moment, la programmation se fixe – tantôt très en amont, tantôt de manière plus tardive. (...) En ce moment, par exemple, nous travaillons aussi bien sur l’édition 2024 que sur l’édition 2027. »

Au bout d’un moment, la programmation se fixe – tantôt très en amont, tantôt de manière plus tardive, cela dépend des projets et de différents rebondissements.

En ce moment, par exemple, nous travaillons aussi bien sur l’édition 2024 que sur l’édition 2027. Certains projets de l’édition 2023 se sont verrouillés assez tardivement.

Et puis, il faut composer avec le fait que nous avons des envies… et qu’il y a la réalité – et que l’on ne peut pas toujours entièrement anticiper dans ce contexte particulièrement instable de crise sanitaire, géopolitique, d’inflation, etc. Ainsi, pour boucler certains projets, il faut parfois obtenir des aides (le mécénat joue, ici comme ailleurs, un rôle très important), il faut aussi arbitrer, faire des choix.

Nous parlions tout à l’heure du récit. Quel est le « récit 2023 » et comment arrive-t-on à faire entrer un choix d’œuvres dans un récit ?

C’est un mélange de volonté et de pragmatisme, de lignes directrices élaborées en amont et de récits construits en aval, à partir de ce que nous avons entre les mains.

En amont, nous essayons d’abord de construire ou préserver une cohérence, tout en restant ouverts à tous les possibles. Par exemple, lors d’un échange récent, Pierre Audi et moi avons fait un point sur la manière dont se profilaient 2024 et 2025 et Pierre Audi m’a demandé comment je « sentais » ces éditions – en termes de couleur dominante, de liens dramaturgiques, d’identité et de complémentarité.

Nous regardons si ce que nous faisons commence à dessiner quelque chose de cohérent ou s’il faut corriger le tir – parce qu’il y aurait par exemple des redondances ou des manques. Nous essayons alors de rectifier, d’équilibrer, ou, au contraire, de renforcer tel ou tel aspect saillant pour imprimer une identité spécifique à l’édition en question.

Et puis, là encore, il y a l’idéal et la réalité : la répartition entre les salles et le tuilage des plannings, le respect d’un cadre budgétaire, la disponibilité des artistes. Parfois, des projets tombent ou apparaissent, et ce, indépendamment de notre volonté directe.

L’an dernier, il y avait comme récit dominant, le motif de la traversée de l’épreuve et de la renaissance, ainsi qu’un fort tropisme méditerranéen.

Cette année, la programmation sollicite clairement deux ou trois motifs congruents : autour de contextes de confusion morale, de manipulation et de démesure.

Les époques de confusion morale sont dépeintes dans L’opéra de quat’sous ou Wozzeck, ainsi que dans Le Prophète, des œuvres qui reflètent leurs temps et anticipent le nôtre.

La manipulation, c’est Cosi fan tutte, Le Prophète, Otello, ou Lucie de Lammermoor. C’est aussi l’oppression de Wozzeck et des Faggots de Venables et Huffman. Elle peut parfois, paradoxalement, mener à une vérité plus ou moins cruelle, comme dans Cosi fan tutte ou, peut-être, la création de George Benjamin.

La démesure se trouve dans le projet « ballets russes » : trois cinéastes inventifs – Rebecca Zlotowski, Bertrand Mandico et Evangelia Kranioti – proposent une libre rêverie autour de trois célèbres ballets de Stravinski, des paraboles mettant tour à tour l’art, la condition humaine et la nature, aux prises avec l’idée de démesure. On trouve également un acte d’orgueil dans Le Prophète.

Bref, on se surprend aussi parfois à découvrir une forme d’adéquation « miraculeuse » entre la programmation telle qu’elle se fixe et l’époque que nous traversons – encore au-delà de ce que nous avons voulu et imaginé.

En ce moment, ne sommes-nous pas justement obsédés par la question de la manipulation des informations, de la vérité, de la réalité ? On le voit bien avec les réseaux sociaux, le traitement des conflits, etc.

L’an dernier, Résurrection s’est trouvé d’un coup percuté par la guerre en Ukraine, ce qui a beaucoup interrogé Romeo Castellucci, qui avait imaginé sa proposition bien avant cet état de fait. On est alors dans une illustration du « kairos », cette idée de « l’occasion » : du thème qui émerge et qu’il faut saisir au bon moment…

« L’opéra à Aix ce n’est pas que de l’opéra ; c’est l’opéra au centre d’une galaxie qui est l’opéra et les autres arts ou l’opéra et les autres musiques. C'est dans l’ADN du Festival et continue à être une dynamique permettant de le nourrir et de le réinventer. »

Enfin, pour l’édition 2023, on peut évoquer une caractéristique plus formelle ou esthétique. Depuis Gabriel Dussurget, l’opéra à Aix ce n’est pas « que » de l’opéra ; c’est l’opéra au centre d’une galaxie qui est « l’opéra et les autres arts » ou « l’opéra et les autres musiques ».

Cela constitue l’ADN du Festival. Cette année, cela s’incarne par exemple par le fait que l’on ouvre avec L’opéra de quat‘sous qui nous place du côté du théâtre musical : un geste qui peut être considéré comme radical parce que ce ne seront donc pas des chanteurs qui ouvriront le Festival, mais une troupe de comédiens (La Comédie-Française).

Le projet « ballets russes » que j’évoquais fait dialoguer des œuvres orchestrales avec des films. Il se trouve que les ballets russes ont été très importants pour Gabriel Dussurget : ils ont formé son goût et sa sensibilité. Dans les années 1970, il avait déjà proposé des projets autour de l’œuvre de Stravinski, projets qui élargissaient le périmètre de l’opéra.

Le Festival est aussi un cadre où l’on redéfinit le rapport entre les œuvres, les lieux et le public – comme le prouve la volonté de Pierre Audi d’investir le Stadium de Vitrolles.

Nous fêtons cette année les 75 ans du Festival. Tout ce dont je viens de parler est dans l’ADN du Festival et continue à être une dynamique permettant de le nourrir et de le réinventer.

Il y a aussi un mot qui m’a sauté aux yeux lorsque j’ai regardé la programmation, c’est le mot Révolution. Il apparaît déjà, dans l’un des titres, Wozzeck a été une révolution dans l’Histoire de l’opéra. Les ballets russes ont, eux, provoqué un choc considérable et il y a évidemment aussi, la révolution mozartienne.

Vous avez raison, mais j’ai envie de jouer sur le double sens du mot « révolution ». Car si le Festival s’emploie souvent à tenter de dessiner de nouveaux horizons, il souhaite, aussi, retrouver dans des œuvres qui ont été des maillons importants dans l’histoire de l’opéra, ce qui, en elles, est proprement révolutionnaire.

Et une révolution peut tout aussi bien être entendue comme un bouleversement profond que comme un retour au point de départ, « ni tout à fait le même, ni tout à fait un autre » : par le retour régulier à des éléments qui appartiennent à l’ADN du Festival, donc, comme la place des grandes voix, du belcanto, de la création, du baroque (il n’y en a pas cette année, mais nous y reviendrons l’année prochaine).

S’il y a un fondamental à Aix, c’est Mozart… Est-ce qu’il est imaginable de concevoir, un jour, un Festival d’Aix-en-Provence sans Mozart ?

Sans Mozart…, ce serait radical ! En revanche, interroger la place de Mozart au Festival, nous pouvons le faire, car il ne faut pas que cela soit une contrainte pure, mais une contrainte créatrice. On peut également se poser la question de savoir si, en général, au-delà du Festival, nous sommes dans un grand moment mozartien… ou pas.

Avoir Tcherniakov pour Cosi fan Tutte, n’est-ce pas une façon d’interroger ce qu’est Mozart aujourd’hui ?

Oui, et il faut savoir que Tcherniakov rêve de ce projet depuis au moins vingt ans.

Il y a aussi un aspect « poil à gratter » vis-à-vis d’un public qui pourrait venir voir du Mozart dans tout son classicisme. Pour Cosi, le fait de déplacer les personnages de la jeunesse à un âge plus mûr représente un choix radical.

Tristan und Isolde de Wagner - production du Festival d'Aix 2021 - Direction musicale Sir Simon Rattle - Mise en scène Simon Stone © Jean-louis Fernandez

Radical, oui, mais qui rencontre avec beaucoup de naturel et d’évidence, les réflexions que l’on se fait sur l’amour et le couple dans le monde contemporain, si l’on songe par exemple aux essais d’Eva Illouz, de Claire Marin, etc. – une problématique qu’avait d’ailleurs déjà abordée Simon Stone avec son Tristan et Isolde, par exemple.

Et malgré une radicalité apparente, il y a une très grande évidence à voir Dmitri Tcherniakov, le maître des jeux de rôles et de la manipulation, s’emparer de Cosi, dans le sillage de la Carmen qu’il a proposée ici en 2017.

J’ai une question sur les salles du Festival. Il y a, notamment, une grande différence entre l’Archevêché et le Grand Théâtre de Provence (GTP), entre un écrin classique et une salle très moderne. Comment décide-t-on de l’affectation d’une œuvre à une salle. Je prends un exemple, Wozzeck, œuvre relativement intimiste qui sera donnée dans le GTP.

Pierre Audi n’a cessé de réfléchir aux lieux. C’est une réflexion structurelle chez lui. Comment s’emparer des lieux dont il dispose ? Comment s’emparer de nouveaux lieux ? Cette réflexion était présente dès le début de sa carrière lorsqu’il a investi le Théâtre de l’Almeida à Londres (qui est un peu l’équivalent de nos Bouffes du Nord à Paris).

Il a renouvelé cela à Amsterdam en inventant des festivals hors les murs qui investissaient des lieux inattendus. C’est selon la même logique qu’il a voulu investir le Stadium de Vitrolles, l’an dernier.

Quoi qu’il en soit, au Festival, nous nous sommes toujours posé la question des lieux. Nous avons besoin de lieux pour le théâtre musical de type « black box » ce qui fait que l’on a engagé, il y a deux ans, un partenariat avec la fondation Luma à Arles, que l’on travaille avec le Pavillon noir d’Angelin Preljocaj, etc.

Nous avons un socle formé par l’Archevêché, le GTP et le Jeu de Paume et aussi, des lieux complémentaires, comme le Conservatoire, l’Hôtel Maynier d’Oppède, etc.

Cette variété est très importante, dans une programmation, pour conduire toute une gamme de projets variés.

Alors, en effet, attribuer la bonne œuvre au bon lieu, c’est d’abord une affaire de réflexion, d’ajustement, de paramétrages qui ne vont pas toujours de soi.

Il est évident que l’on tient compte des possibilités en termes de fosse, d’acoustique, de technique. Le fait que le GTP soit apparu tardivement dans l’histoire du Festival est un fait essentiel pour des projets d’opéras de type symphonique qui ne pouvaient pas être menés auparavant.

Cela fait longtemps que le Festival, dans une optique contemporaine, s’inscrit dans le choix de metteurs en scène innovants. Comment se fait le choix ? Est-ce une question de fidélité, d’amitié ?

Chez Pierre Audi, il n’y a pas de dogmatisme ; c’est aussi vrai pour le répertoire qui, sous sa direction, peut évoluer, en faisant entrer aussi bien Puccini que Berg, tout en reflétant discrètement ses goûts, de Monteverdi à la création contemporaine en passant par Wagner.

Il y a eu un moment « moderniste » où certains directeurs pouvaient avoir des idées assez arrêtées sur ce qui devait se faire ou pas en termes de répertoire : on se souvient des propos de Gérard Mortier à l’encontre de Puccini. Probablement la même chose a pu s’exercer à sa manière, à Aix.

Avec Pierre Audi, nous sommes parfois allés loin dans la réflexion concernant la programmation de titres rares, mais le modèle économique du Festival qui demande de trouver des coproducteurs au niveau international et repose pour une large part sur la billetterie nous oblige à être vigilants. Nous ne pouvons pas tout nous permettre !

Pour en revenir aux metteurs en scène, il n’y a pas de dogmatisme. Mais, évidemment, il y a des amitiés, des fidélités.

Les Noces de Figaro de Mozart - Nouvelle production du Festival d'Aix-en-Provence 2021 - Direction musicale Thomas Hengelbrock - Mise en scène Lotte de Beer © Jean-louis Fernandez

En parlant des metteurs en scène, il y a aussi des metteuses en scène, comme Lotte de Beer qui a été présente, il y a deux ans, avec Les Noces. Dernièrement on a vu la Salomé de Lydia Steier, ou l’on a revu Les Noces de Figaro de Netia Jones à l’Opéra National de Paris. Je trouve que ces metteuses en scène apportent quelque chose d’extrêmement innovant, d’extrêmement rafraîchissant. Comment explique-t-on qu’il y en ait peu cette année dans la programmation ?

Dans cette édition, nous comptons bien deux grandes réalisatrices, Rebecca Zlotowski et Evangelia Kranioti, dans le projet « ballets russes », Marie-Christine Soma en tandem avec Daniel Jeanneteau dans la création de George Benjamin Picture a day like this ou encore Emily Wilson avec Jos Houben pour une grande soirée cabaret autour du pianiste Kirill Gerstein ; on dénombre plusieurs cheffes d’orchestre, également, si l’on prend en considération l’ensemble de la programmation ; mais il faut reconnaître qu’il y a eu cette année un concours de circonstances malheureux : d’une part nous avons programmé deux reports de l’édition annulée de 2020, tous deux associés à des équipes masculines (Wozzeck et Cosi) ; d’autre part, nous avions des projets portés par des femmes, projets  que nous avons dû déplacer à des éditions ultérieures.

C’est clairement un sujet, et une préoccupation qui habite une large part de mon travail de prospection artistique. Il en est de même pour Julien Benhamou en ce qui concerne les cheffes.

Nous sommes confrontés à un certain nombre de difficultés. D’un côté, nous aimerions être plus hardis ; de l’autre, en tant qu’institution située « en haut de la pyramide » et en quête de coproducteurs, nous devons faire en sorte que les artistes aient suffisamment mûri, franchi les étapes dans l’ensemble de l’institution comme chez nous, pour ne pas les exposer sur une de nos grandes scènes de manière risquée et contre-productive.

Mais il faut les aider à percer les fameux plafonds de verre, réflexion qui est d’ailleurs au centre d’une des résidences de l’Académie.

Certaines artistes devraient revenir prochainement dans des contextes plus exposés ; et, l’année prochaine, nous espérons pouvoir compter autant de femmes que d’hommes aux génériques de création des trois salles principales. C’est un travail de fond qui ne peut s’effectuer que sur plusieurs années.

Propos recueillis par Paul Fourier
janvier 2023

  • À venir - seconde partie de notre entretien avec Timothée Picard : le Festival dans la société

Le Festival d'Aix-en-Provence 2023, du 4 au 24 juillet 2023

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