Salome, Festival d'Aix-en-Provence 2022
Un rôle magnifique mais un rôle terrifiant, qui exige un engagement de tous les instants, une vocalité sans faille et une intelligence approfondie de l’expressivité : la Salomé d’Elsa Dreisig a tout cela superlativement.
Durant une nuit (la trajectoire de la lune), nous passons d’un univers au parfum romantique, celui d’un tableau qui évoque aussi bien Gustave Moreau que Caspar-David Friedrich, au dénuement violent d’une sorte de cellule carrelée de blanc dans quelque asile psychiatrique où a atterri la malheureuse Salomé au bout de sa nuit d’épouvante. Et ce voyage est une initiation, celle de Salomé, jeune fille blonde vêtue d’une simple robe blanche, virginale, au milieu de ce monde sombre où tout le monde est habillé de noir – une initiation à la sexualité.
Richard Strauss disait de sa Salomé qu’il la voyait comme une jeune fille de 16 ans. Elsa Dreisig a exactement cette apparence : pure, presque fragile, un elfe, mais aussi obstinée comme une adolescente. C’est une sorte de Chérubin qui sent monter un désir irrépressible, sans aucun rapport avec ce regard gluant de son beau-père Hérode, qu’elle fuit en désertant le banquet qui se donne au Palais, pour se retrouver sur la terrasse (qui serait celle, debussyste, des « audiences du clair de lune »). Cet Hérode pourrait aussi être le Comte, prédateur sexuel, de ces Noces de Figaro – rapprochant ainsi Mozart de Richard Strauss (que ce dernier admirait beaucoup) avec ces deux personnages mozartiens, le Comte et Chérubin,
Donc sur la terrasse sombre, Narraboth, le jeune capitaine, regarde la princesse Salomé, « si belle ce soir » : il est amoureux, elle ne l’est pas. Mais soudain retentit une voix qui vient du dessous du Palais : c’est par sa voix que Salomé est attirée vers Jokanaan, par la beauté puissante de cette voix et par la puissance transgressive de ce qu’elle charrie. C’est-à-dire qu’elle est soulevée à la fois par le désir, cette vibration physique que jette en elle la voix du Prophète, et par la singularité du discours de cet homme qui fait résonner en elle ce besoin adolescent de s’opposer au monde des adultes (ici celui de sa mère et de son beau-père). Salomé est fascinée par le corps de Jokanaan, par sa peau, par ses cheveux, par sa bouche qu’elle veut embrasser : elle est embrasée par ce désir. Elsa Dreisig est d’emblée renversante, portée par la mise en scène d’une lisibilité totale d’Andrea Breth. Dès qu’elle a obtenu de Narraboth (en jouant perversement avec lui) qu’il fasse ouvrir la fosse où est enfermé le Prophète – et le sol d’ardoise noire éclate alors –, Salomé-Elsa, avec une impudeur brûlante, s’agrippe aux plaques tectoniques de ce sol tourmenté, s’approche de Jokanaan, du corps de Jokanaan qu’elle veut, au sens le plus fort. La manière dont elle joue en même temps qu’elle chante, comme si sa voix portait chaque geste, est hallucinante de vérité – et l’on ne sait plus si c’est l’incarnation vocale ou théâtrale d’Elsa Dreisig qui confère à cette Salomé sa présence palpable : elle est là, à portée de main, nous sommes avec elle sur le bord de la fosse, quand elle fait entendre le grain de la peau dans le grain de la voix, avec cet éclat de chair palpitante projeté en son.
Durant tout le spectacle, sans un instant de relâche, elle aspire le regard et l’écoute, avec ce timbre adamantin, cette luminosité intérieure, cette infinie palette de couleurs, ce fil – quasi mozartien – de ses phrasés et soudain ces accélérations ardentes, ces raucités et ces aigus de lame. Et tout autant avec ce jeu intense, cette manière de se jeter au feu qui donne à chaque scène un vertige de gouffre et une illumination irradiante.
J’en ai vue et entendue beaucoup ; pourtant, si j’ai été secoué par beaucoup, fasciné par certaines, je n’ai jamais été bouleversé à ce point par une Salomé. Comme si Elsa Dreisig lui conférait soudain une évidence native.
Tout culmine avec ce grand monologue final, quand elle se retrouve dans cette étroite cellule avec la tête coupée de Jokanaan, dans un seau. Mais cette tête (qu’on ne verra pas car le beau spectacle d’Andrea Breth est tout sauf gore) n’est plus celle, vivante, que Salomé a aimée ou cru aimer. La monstruosité de Salomé est qu’elle aime ce qui n’est plus « aimable » – non pas qu’elle fasse tuer Jokanaan mais qu’elle désire encore sa tête morte. Le désir a glissé, a dérapé, ripé. Elsa Dreisig est, là encore, bouleversante dans la nudité expressive de ce basculement à l’intérieur de la folie – qui la reconduit à cette enfance dont le désir, dont l’éveil sexuel l’avait arrachée. Elle va jusqu’au bout – et tombe, doucement, derrière le seau qui cache l’objet fatal de son désir. « Le mystère de l’amour est plus grand que le mystère de la mort ».
Autour d’Elsa Dreisig, la distribution est de haut vol, de l’Hérode ardent de John Daszak à l’Hérodiade vénéneuse de la toujours superbe Angela Denoke (qui a été elle-même, voici quelques années, une somptueuse Salomé !) ou du Narraboth lumineux de Joel Prieto au Jokanaan de Gabor Bretz, un rien en retrait parfois dans sa profération d’un avenir « terrible ». Et les cinq Juifs sont savoureux dans leur scène… qui évoque la Cène. Tout est au meilleur.
Mais tout est porté, soulevé, ourlé, approfondi, exalté, caressé par la baguette d’Ingo Metzmacher à la tête d’un Orchestre de Paris en état de grâce (les bois ! les cuivres ! les murmures rampants des contrebasses ! les éclats déchirant l’espace de la Danse des sept voiles ou de la mort stridente de Salomé !). Sous la direction de ce grand chef, c’est vraiment une musique passée par ce que le poète Henri Michaux appelle « la connaissance par les gouffres », une musique enivrante, noire et dorée, portée par une pulsation inexorable à laquelle on ne se dérobe pas, une musique qui sait aussi retenir ses emballements pour exhaler la voix de Salomé, une musique simplement, étonnamment belle, capiteuse, érotique, chavirante, une musique qu’on semble pouvoir toucher, un alcool distillé par un orchestre capable de moments si subtils, si tendres, qu’il fait passer de l’autre côté du miroir.
« J’aime ceux qui ne savent pas vivre à moins de se perdre, car ce sont ceux qui passent sur l’autre rive », écrivait Nietzsche comme s’il commentait cette Salomé vers laquelle je vous invite à courir. Car c’est d’ores et déjà l’événement de cette édition 2022 du Festival d’Aix-en-Provence.
Alain Duault
Aix-en-Provence, 9 juillet 2022
Salome, Festival d'Aix-en-Provence 2022, du 5 au 19 juillet 2022
© Bernd Uhlig
10 juillet 2022 | Imprimer
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