Le baryton italien Paolo Bordogna fête ses 50 printemps ce jour, dimanche 2 janvier 2022, et nous profitons de l’occasion pour publier un entretien qu’il nous a accordé il y a un mois à la suite de sa participation au Donizetti Festival de Bergame où il interprétait le rôle de Sulpice dans La Fille du régiment. Nous revenons avec lui, entre autres choses, sur son personnage et son intégration dans la mise en scène de Luis Ernesto Doñas, sur ses deux compositeurs fétiches que sont Rossini et Donizetti, mais aussi sur l'évolution de sa voix et l'élargissement de son répertoire qui en a découle...
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Opera-Online : Vous venez de chanter le personnage de Sulpice dans La Fille du régiment de Gaetano Donizetti dans le cadre du Festival qui lui est consacré dans sa ville natale de Bergame. Que vous inspire ce personnage au caractère bien trempé ?
Paolo Bordogna : Tout d’abord, mon idée de Sulpice est qu’il est un père mais qu’il n’est pas si âgé qu’on le représente d’habitude dans les mises en scène. Marie a quinze ans donc il pourrait en avoir trente. C’est mon idée car il est son père mais aussi son ami, et il en va de même avec ses soldats. Il prend très au sérieux son rôle de père et son statut de sergent, il faut donc bien le montrer ainsi au public, mais notamment dans cette production où nous sommes des soldats de la Révolution cubaine : nous sommes amis et soldats. J’apprécie l’évolution psychologique du caractère que cela permet : d’abord être strict avec Marie et les soldats, puis je les aide, je les soutiens. Il y a un moment de jeu, notamment entre Sulpice et Marie, lorsqu’ils sont seuls : il est presque plus son jeune oncle que son père. Plus je suis strict et sérieux au premier acte, plus son humanité devient convaincante au deuxième acte : quand il découvre que la marquise est la vraie mère de Marie, c’est très touchant. Cet opéra m’émeut beaucoup. La Fille du régiment n’est évidemment pas un opéra-bouffe mais un opéra « larmoyant » (NDLR : dit en français) avec des moments très tristes : « Il faut partir » est l’équivalent féminin du fameux « Una furtiva lagrima » dans L’Elixir d’amour.
Pouvez-vous nous détailler cette mise en scène de Luis Ernesto Doñas ?
Le metteur en scène situe l’histoire à l’époque de la Révolution cubaine, mais pas exactement à Cuba : il s’inspire de la révolution des couleurs effectuée par le peintre pop-art Raúl Martínez. C’est une explosion de joie et de liberté en art qui inspire cette production. Au lieu de fusils nous avons des pinceaux, au lieu de munitions des couleurs. Je trouve que cette idée reflète aussi parfaitement les couleurs choisies par Donizetti pour le public français. J’ai déjà chanté l'œuvre en italien, car Donizetti a lui-même fait une version italienne, mais elle est horrible : elle permet seulement de se rendre compte à quel point Donizetti a écrit cette œuvre pour la langue française. Nous l’avons heureusement chanté en français, et nous avons eu un excellent coach de français. Bien entendu, les dialogues ont ici été adaptés au nouveau contexte scénique, mais ils ont été bien adaptés et ils n’ont pas été trop coupés.
Quand on chante bien Sulpice, le public devient fou, comme vous avez pu le constater avec cette production (NDLR : nous n’avons malheureusement pu assister qu’à la seconde moitié du spectacle...). Je pense que c'est lié au mélange entre émotion et comique. Quand la principale protagoniste lui dit à la fin qu'elle est vivante grâce à lui... c'est infiniment touchant. Avec une telle beauté, une telle œuvre, la mise en scène peut faire ce qu’elle veut : je l’ai déjà chanté sous l’ère de Napoléon III, ou durant la Seconde Guerre Mondiale… et ça fonctionne ! « Les français quittent la montagne » devenait « L’ennemi quitte la montagne », avec le bruit des bombes au loin, une voix à la radio annonçant la fin de la Guerre, c’était émouvant.
Avez-vous un rôle préféré ?
Quand j’étais jeune, j’avais des chanteurs et des rôles préférés, parce que – je m’en rends compte maintenant –, je bâtissais mon répertoire en adaptant ma voix à chaque nouveau rôle. Quand je trouvais un rôle qui convenait parfaitement à ma voix, il devenait mon rôle préféré, mais désormais je n’ai plus de rôle préféré : il y a tellement de rôles et de grands compositeurs. Désormais, je suis plus détendu par rapport à cela car je suis plus à l’aise, confortable avec ma technique, avec ma voix : je n’ai pas peur quand je monte sur scène. Je sais ce que je dois faire pour chaque rôle, pour chaque compositeur, exactement selon ce qu’est et ce que peut faire ma voix. Je sais donc exactement quel rôle accepter ou non, et je suis à l’aise avec tout ce que j’accepte. Quand on m’a proposé Figaro à Montpellier, j’avais déjà refusé un Figaro ailleurs car je chante désormais des personnages comme Bartolo, Don Pasquale, Selim, soit des rôles plus centraux de baryton-basse. Figaro monte et descend, j’ai donc d’abord décliné… mais après le premier long confinement que nous avons subi, j’avais tellement d’énergie pour remonter sur scène que j’ai chanté le meilleur Figaro de ma vie : mon esprit était limpide ! Et j'élargis désormais mon répertoire. Je viens de signer un contrat pour chanter Fernando Villabella, le père de Ninetta dans La Gazza ladra de Rossini, qui est un rôle dramatique. J’ai étudié la partition, je sais que je peux le faire bien. Je n’ai donc plus de rôle préféré : mon rôle préféré est celui que je chante sur le moment et dans lequel je m’investis à 100%. Ce que je préfère le plus désormais, ce sont les répétitions, les moments de création avec de bons collègues : chanteurs, metteurs en scène et chefs. C’est la préparation qui mène à une représentation détendue pour montrer au public ce que j’ai préparé. Cette mentalité a changé ma vie et mon art. En octobre, à l’Opéra de Vienne, le directeur artistique est venu me voir à la première du Barbier de Séville, pour cette nouvelle production (après 55 ans de reprises…), avec un casting des plus prestigieux, mais aussi un enregistrement, une retransmission en direct, etc., et il m’a dit que j’étais le seul à ne pas être nerveux, il s’en inquiétait même... Désormais, j’apprécie mon travail, et même je l'adore !
Aux côtés de Donizetti (on se rappelle votre inénarrable Dulcamara dans L’Elisir d’amore à Marseille), Rossini est votre autre cheval de bataille (on vous a entendu dans Cenerentola à Palerme). Des deux, quel est votre compositeur de prédilection ?
Ma voix est désormais meilleure pour Donizetti que Rossini, en raison des notes aiguës qui sont mieux préparées. Pour Rossini, je dois ajuster ma voix, l’alléger et la rendre plus brillante alors que je peux déployer ma pleine voix pour Donizetti. Mais je peux le faire pour le père dans La Gazza ladra, je peux le faire pour Selim aussi, avec deux émissions différentes. Avec la bonne technique, il est possible d’ajuster sa voix aux compositeurs, sans changer sa voix mais en adaptant l’émission. Les grands compositeurs ont pensé l'agilité vocale à la bonne place, avec de surcroît la dramaturgie : ils savent quelles couleurs ils veulent pour quel personnage.
Quels sont vos futurs engagements et quels nouveaux rôles aimeriez-vous aborder dans un avenir proche ?
J’aurais dû débuter dans L'Esule di Roma de Donizetti lors de l’édition 2020 de son Festival, et j’ai été très très surpris de voir les étranges harmonies de cet ouvrage, qui ressemblent à celles employées par Verdi pour Nabucco, Macbeth ou Attila.
Je pense aussi à des rôles du répertoire français. Je regarde ce qu’ont fait mes grands prédécesseurs, à l’époque avec de grandes personnalités de théâtre. J’ai la voix d’un baryton lyrique, qui s’assombrit. Mais l’enjeu est toujours de prendre soin de sa voix, de son répertoire, protéger sa voix, garder des rôles et des lignes legato. Si vous chantez seulement Bartolo et Don Magnifico, avec la dimension des orchestres d’aujourd’hui, vous perdez votre voix en trois saisons !
Propos recueillis (et traduits de l’anglais) en décembre 2021 par Emmanuel Andrieu
02 janvier 2022 | Imprimer
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