Pour nombre de compositeurs et librettistes, le Roi Lear de Shakespeare était impossible à adapter pour la scène lyrique. Pour autant, à la demande insistante du baryton Dietrich Fischer-Dieskau, Aribert Reimann tentera de relever le défi et la création de Lear à Munich en 1978 (avec Dietrich Fischer-Dieskau dans le rôle-titre) est un triomphe.
L’opéra d’Aribert Reimann est rarement donné, mais alors qu’on commémore cette année les 400 ans de la mort William Shakespeare, l’Opéra de Paris en donne une nouvelle production signée Calixto Bieito (dont l’avant-première « jeune » est prévue vendredi 20 mai prochain), avec notamment le baryton Bo Skovhus pour succéder à Dietrich Fischer-Dieskau. Pour mieux préparer le spectacle, appréhender et décrypter cette œuvre atypique mais dont la musique « semble tout emporter avec une puissance et une violence inouïes », nous revenons en détails sur la genèse de ce Lear.
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C’est vouloir relever un véritable défi que d’adapter pour la scène lyrique Le Roi Lear, un des plus grands chefs-d’œuvre de l’histoire du théâtre. Si cette tragédie d’un pessimisme désespéré a tenté plus d’un compositeur, sa complexité et la démesure de son univers ont découragé bien des volontés et pas des moindres : Verdi, Berlioz, Debussy ou encore Britten, ont caressé un temps l’idée de remettre leurs pas dans ceux de Shakespeare. Au-delà de ces tentatives, aucune adaptation lyrique n’est parvenue à s’inscrire durablement dans le répertoire lyrique avant la création en 1978 du Lear d’Aribert Reimann. Son succès fut immédiat et une vingtaine de nouvelles productions ont vu le jour depuis. Ce fait mérite d’être souligné car il reste exceptionnel pour un opéra contemporain et Reimann n’aura pas la même audience avec ses autres ouvrages.
Dietrich Fischer-Dieskau
A l’origine de l’ambitieux dessein du compositeur allemand, on trouve un chanteur exceptionnel, le grand baryton Dietrich Fischer-Dieskau (1925-2012). C’est pour répondre à la suggestion pressante de cet artiste, dont il est l’accompagnateur privilégié depuis les années 1960, qu’Aribert Reimann se lance dans la composition de Lear avec une certaine appréhension.
« J’avais l’impression que les divers niveaux du drame intérieur et extérieur, dans ce chef-d’œuvre de Shakespeare, pouvaient très bien s’allier à la musique et se laisser exprimer par elle » confiait Dietrich Fischer-Dieskau.
Mais encore fallait-il en convaincre un compositeur ! Dès 1961 le chanteur s’adresse à Benjamin Britten qui préfère décliner sa proposition. Puis Fischer-Dieskau se tourne avec espoir vers Reimann qui lui semble avoir toutes les dispositions requises pour un tel projet. Né à Berlin en 1936, le jeune compositeur a grandi dans une famille vouée à la musique. Son père est organiste et sa mère est chanteuse et professeur de chant. A côté d’une brillante carrière de pianiste et d’accompagnateur, Reimann écrit essentiellement pour la voix, en manifestant un goût affirmé pour les grands textes littéraires. Le romantisme allemand a nourri ses premiers lieder. En 1964, il a signé Ein Traumspiel, un opéra écrit d’après Le Songe de Strindberg (1849-1912). Le musicien s’est aussi largement inspiré de ses contemporains dans ses différents cycles de mélodies. Il met en musique plusieurs textes du grand poète Paul Celan (1920-1970) qu’il rencontre à Paris et qui lui inspire entre autres Engführung (1967) et Zyklus, qui sera créé par Fischer-Dieskau en 1971. A travers une fructueuse collaboration artistique, le chanteur et son accompagnateur ont appris à s’apprécier mutuellement. Pourtant, Reimann hésite longtemps avant d’aborder la sombre destinée du Roi Lear et il faudra attendre 1972 pour que le compositeur se mette au travail.
Le musicien et son librettiste
Lear, troisième drame lyrique d’Aribert Reimann, semble se rattacher à ce que la musicologie allemande qualifie de « Literatur-Oper ». De quoi s’agit-il ? Ce terme désigne en les regroupant tous les opéras composés sur une œuvre littéraire. Ce genre a été inauguré par la Salomé (1905) de Richard Strauss qui met en musique le plus fidèlement possible un drame écrit par Oscar Wilde pour Sarah Bernhardt à la fin des années 1890. En revanche, ni le Macbeth (1847) ni l’Otello (1887) de Verdi ne peuvent être qualifiés de « Literatur-Oper » car les drames de Shakespeare qui les ont inspirés ont été profondément repensés en fonction des exigences esthétiques propres à l’opéra italien du XIXème siècle.
Qu’en-est-il réellement de l’opéra de Reimann ? A-t-il simplement mis en musique la pièce de Shakespeare ? Reimann indique lui-même qu’il a souhaité aborder une problématique éternelle mais malheureusement très présente dans notre monde contemporain, celle de « l’isolement de l’homme dans une solitude complète, exposé à la brutalité et aux dérèglements de la vie ». Cette thématique est évidemment très prégnante dans l’univers poétique de Celan hanté par l’horreur de la Shoah. Elle est aussi au cœur de la tragédie de Shakespeare. Lear fait se déchaîner la violence qui engendre désordre et chaos quand il choisit de se dépouiller du pouvoir en faveur de ses filles. Le roi imprudent rompt l’équilibre de son royaume dont il entend partager le territoire selon l’exacte mesure de ce qu’il imagine être l’affection de ses trois filles. Trompé et bafoué, le vieillard est chassé de son palais et il erre à travers la lande, seul, perdu entre tempêtes et folie. Renonçant à la dimension burlesque de son modèle, Lear nous propose une vision encore plus sombre que celle de Shakespeare. L’opéra s’achève sur la déchirante déploration de Lear qui apparaît, portant dans ses bras le corps de sa fille Cordelia qui a été pendue. Au mépris de toute justice, l’innocence et la fidélité sont « récompensées » par la mort. « Non, non ! Plus de vie ! Tu ne reviendras plus jamais. » Brisé par la douleur Lear répète « jamais » à cinq reprises. Le rideau tombe sur un univers d’où l’espoir est définitivement banni. Peut-on y retrouver les ombres douloureuses d’une Allemagne dévastée et coupée en deux après la chute du régime nazi ?
Fischer-Dieskau avait trouvé « son » compositeur, Reimann devait trouver « son » librettiste. L’homme providentiel fut Claus Hobe Henneberg-Zimmermann (1936-1998), un dramaturge habitué aux spécificités du théâtre lyrique. Auteur et traducteur de livrets, il avait déjà collaboré avec Reimann en adaptant pour lui Mélusine (1922), une pièce d’Yvan Goll (1891-1950). L’opéra Mélusine, créé en 1971, constitue déjà une habile transposition de la fameuse légende d’Ondine dans le monde contemporain. Mais Henneberg commence lui aussi par refuser ! En 1982, il se souvient de ses appréhensions qu’il résume ainsi :
« Utiliser les pièces de Shakespeare comme modèles de livrets d’opéra est une entreprise dangereuse ». Il continue en expliquant : « Shakespeare est un auteur d’histoires tellement convaincantes qu’il restera toujours une provocation ; simplement, on devra rompre sa structure dramatique compliquée à l’extrême, en démonter la forme raccourcie des scènes et les reformer, en atténuer la poésie et en fixer l’interprétation ».
« Une œuvre de théâtre musical autonome »
Henneberg choisit de rédiger son livret à partir d’une traduction en prose réalisée par Johann Joachim Eschenburg en 1775. Cette version ancienne avait l’avantage d’allier clarté et efficacité dramatique.
« (…) Je ne me suis pas contenté de procéder à d’habiles coupures ; et Aribert Reimann a composé un opéra qui présente des aspects tout à fait nouveaux et est devenu une œuvre de théâtre autonome ».
En accord avec le compositeur, le librettiste conçoit un livret qui laisse au musicien toute liberté pour écrire sa partition. Loin de suivre à la lettre son modèle élisabéthain, Henneberg organise différemment l’intrigue éliminant personnages secondaires et scènes explicatives. Très attentif à la lettre du texte, il élimine tout ce qui n’est pas facilement « chantable ». Henneberg reconnaîtra que la moitié des mots qu’il utilise ne doivent rien à Shakespeare. Il ne conserve que l’essentiel du drame et les principaux traits des protagonistes. C’est une des forces de l’écriture vocale de Reimann que de parvenir à donner d’emblée son langage spécifique à chaque personnage en prenant ses distances avec le chant syllabique, abandonné au profit de mélismes et de vocalises jugés plus expressifs. Les trois filles sont immédiatement reconnaissables par leurs profils vocaux bien distincts comme en témoigne la première scène de confrontation entre Lear et ses enfants. C’est dans un silence saisissant et inhabituel au lever du rideau, que Lear annonce son abdication en faveur de ses filles. Il désire mesurer la profondeur de leurs sentiments à son égard pour pouvoir mieux répartir entre elles son royaume. La réponse de l’aînée, Goneril, trahit une hystérie pleine d’emphase. Le chant de la cadette, Regan, tente de surpasser ce lyrisme démonstratif par une surenchère vocalisatrice qui s’emploie à multiplier les ornements. La première réponse de Cordelia, « trop jeune pour le mensonge », se réduit à « rien, père ! ». Une relative douceur lui permettra de se maintenir à l’écart de la violence et de la duplicité de ses sœurs.
Mais c’est le rôle de Lear qui offre la plus grande variété vocale. Ecrit sur mesure pour Fischer-Dieskau, il lui permet de déployer toute la richesse expressive de sa voix rayonnante. Passant du ton le plus péremptoire au désarroi pathétique de la déchéance, il aborde les rives de la démence en côtoyant le grotesque. Dans la dernière scène, Lear commence par des hurlements de douleur pour en venir aux gémissements avant que sa voix ne s’éteigne alors que le rideau de scène descend lentement. Le passage le plus impressionnant reste celui de la tempête où le chanteur doit faire face à un orchestre déchaîné. Un « cluster » de 48 cordes couvrant sept octaves se réduit peu à peu à une seule contrebasse.
Bien qu’habitué au répertoire contemporain, Fischer-Dieskau découvre l’œuvre avec une sorte de saisissement :
« Lorsque j’eus sous les yeux les premières pages de la partition, je fus foudroyé. Non seulement il me faudrait tenir le tout début « a capella », donc tout seul ; mais de plus (…) le chanteur affronte ici, parfaitement démuni, un orchestre qui ne lui apporte pas le moindre soutien (…) Entre-temps, nous nous sommes habitués, nous autres interprètes de Lear, à ce style de musique, nous avons appris à le maîtriser à peu près ; mais, à l’époque, on se sentait comme devant un sommet inaccessible. »
Le travail sur le livret de Henneberg se poursuit jusqu’en 1975, date à laquelle une commande de l’Opéra de Munich va servir de catalyseur. La création du futur opéra est prévue pour 1978. Composé entre 1976 et 1978, l’ouvrage est créé à Munich le 9 juillet 1978. Fischer-Dieskau crée le rôle-titre. On trouve à ses côtés Julia Varady, son épouse, en Cordelia. Gerd Albrecht est au pupitre et Jean-Pierre Ponnelle a réalisé la mise en scène. C’est un triomphe. Henneberg continuera à adapter de grandes œuvres littéraires pour l’opéra comme la célèbre pièce de Tchékhov d’où est tiré l’ouvrage de Peter Eötvos, Les Trois Sœurs (1998).
Le livret s’est révélé un support idéal pour la musique de Reimann, tout à fait représentative de l’esthétique des années 1960-1970 à laquelle se rattachent Xenakis (1922-2001), Ligeti (1923-2006) ou Penderecki (1933). Reimann et Penderecki ont en commun un même objectif de « théâtre en musique ». Chaque sujet d’opéra appelle un type d’écriture instrumentale et vocale. Dans Lear, l’aveuglement, le désir de pouvoir, la trahison et la folie « commandent » le choix d’une musique qui semble tout emporter avec une puissance et une violence inouïes au sens propre du terme.
Utilisant des séries dodécaphoniques, l’écriture instrumentale est extrêmement complexe et l’exécution de cet opéra regorgeant de difficultés est réservée à des artistes aguerris. Lear exige un grand orchestre symphonique enrichi de percussions et aucune réduction n’est envisageable pour des fosses de dimension réduite. A la recherche d’un langage nouveau, Reimann a sans doute réalisé le vœu de Verdi qui écrivait en 1850 à son fidèle librettiste Cammarano : « A première vue, ‘Lear’ est si vaste, si tortueux, qu’il semble impossible d’en tirer un opéra. (…) Tu sais que nous n’avons pas besoin de faire de ‘Lear’ un drame dans le genre de ceux que l’on a pris l’habitude de faire maintenant. Nous devons le traiter d’une manière tout à fait nouvelle, sans aucune considération pour les conventions ».
Catherine Duault
17 mai 2016 | Imprimer
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