Après l’événement qu’a constitué la création française d’Alfonso et Estrella de Schubert, l’Opéra de Baugé est revenu à une programmation plus traditionnelle avec Il Trovatore de Verdi. On connait la phrase de Toscanini auquel on demandait un jour quand il allait monter Il Trovatore : « Donnez-moi les quatre plus belles voix du monde ! ». Il est vrai que c’est un opéra essentiellement vocal, basé sur un livret assez saugrenu et joyeusement truffé d’invraisemblances, mais suffisamment bâti pour impulser une dynamique vocale et orchestrale caractéristique de ce Verdi de 40 ans, dont la maitrise des moyens de composition est totale et dont éclate la volonté de projeter l’opéra dans une ère nouvelle, plus délibérément dramatique, à la fois dans le théâtre et dans la musique. Autant dire que c’est une gageure d’oser monter Il Trovatore à l’Opéra de Baugé, dont les moyens ne permettent justement pas de réunir « les quatre plus belles voix du monde ».
Vlada Borovko
Pourtant le pari est étonnamment presque tenu, grâce à l’obstination de Bernadette et John Grimmett de révéler à travers leur Glyndebourne angevin quelques voix qui pourraient bien se retrouver très vite sur de plus grandes scènes. D’abord, pour le rôle de Ferrando, le capitaine, souvent sacrifié, ils n’ont pas hésité à engager Denis Sedov dont la carrière est déjà très largement lancée, mais qui, avec son air d’entrée, chanté avec une fougue flamboyante, entraine d’emblée la troupe et confère une ardeur à la représentation qui ne va jamais retomber. On est tout aussi emballé par la voix noble et intense du baryton ukrainien Yuriy Yurchuk dans le rôle du comte di Luna – même si sa gaucherie scénique n’est pas au niveau de son chant ! Entre alors en scène Vlada Borovko, une soprano lyrique russe dont la voix pleine, charnue, aux sonorités lumineuses, se déploie grâce à une projection qui semble sans effort et avec une richesse de couleurs qui laisse pantois : c’est là non seulement une vraie lirico spinto mais de surcroit une comédienne très affûtée qui sait incarner son personnage avec un flamboiement digne de sa chevelure de feu. Tout est lancé et l’on arrive avec la fin de l’Acte 1 à l’entrée en scène de Manrico, le trouvère lui-même – et l’on déchante. Car le ténor russe Vitaly Serebryakov n’est tout simplement pas au niveau de ce rôle si exigeant : le timbre est banal, le chant haché, les phrasés lâches. Surtout, ce n’est en rien un spinto et il doit sans cesse pousser sa voix… qui alors bascule en arrière, déstabilisant la ligne voulue par Verdi. Comme il est de surcroit piètre comédien, on est triste pour la production et, même si dans le fameux trio Di geloso amor, il semble faire illusion, soutenu par ses collègues, ce n’est que pour mieux retomber ensuite. Il réussira même à rater le Di quella pira, cet air de l’Acte 3 devenu un des « tubes » de l’opéra… et qui là, retombe comme un soufflé : dommage ! Mais, au début de l’Acte 2, on a eu de quoi se consoler avec l’apparition de l’Azucena de la mezzo estonienne Monika-Evelin Liiv, une vraie voix de feu et d’ombre, projetée avec une rare autorité et dessinant parfaitement le portait de la gitane hantée par cet épisode tragique qui est au cœur de l’œuvre, ce moment où, pour venger sa mère du bûcher où elle a été brûlée comme sorcière, elle a, par inadvertance (!), jeté au feu son fils plutôt que celui du comte. Cette Azucena-là est si ardente, si intensément convaincante, qu’elle nous fait croire par la force du chant à cet épisode dont la crédibilité est modérée. Comédienne tout d’un bloc, elle contribue à donner à son personnage une vérité frissonnante. A une exception près donc, une distribution de nature à rendre justice à cet opéra flamboyant.
On n’aura garde d’oublier les chœurs, ils sont très présents dans cet ouvrage comme dans la plupart de ceux de Verdi, qu’on n’a pas baptisé par hasard le « maestro del coro ». Comme observé précédemment, on se sent plus porté par le chœur féminin, un ensemble de belles voix très homogène, qui sait user des nuances et des couleurs pour envelopper l’auditeur dans un splendide nuage musical – alors que le chœur masculin, aux voix plus disparates, aux attaques moins franches, manque un peu de cette belle densité des femmes. Quant à l’orchestre, aux bois superbes et à la cohérence d’ensemble remarquable, il s’avère parfois un rien « pétaradant », se calant trop uniformément sur une dynamique très « offensive » (avec un timbalier quasi amphétaminé qui écrase souvent le tissu orchestral), au détriment des couleurs et des déploiements de phrasés qui sont aussi dans la partition de Verdi. De ce point de vue, la direction un peu trop martiale de Philip Hesketh fait perdre quelque chose du romantisme nocturne dans lequel baigne l’œuvre. Tout cela pétarade avec ardeur mais on souhaiterait parfois respirer un peu !...
Sans doute Bernadette Grimmett a-t-elle été, elle aussi, emportée par ce feu fortement activé car on ne retrouve pas sa « patte » dans cette présentation scénique qui pâtit d’abord d’un décor unique trop peu caractérisé. Si les personnages sont bien esquissés, ils ne nous soulèvent pas parce qu’ils demeurent convenus, sans que l’urgence de ces états d’âmes ou de ces situations paroxystiques qu’ils vivent se retrouve dans le jeu, dans la direction d’acteurs. On sera de plus très réservé quant à l’innovation malvenue de ce ballet au début du deuxième acte, au moment du chœur des Bohémiens, avec des danseuses par ailleurs splendides et bien dansantes (en particulier une étonnante brune longiligne aux levers de jambes impressionnants !) mais qui, dans ce contexte, apparaissent totalement hors sujet. Plus encore quand elles agitent à contretemps des tambours de basque qui donnent à la scène un petit côté « touristique » au plus mauvais sens du terme…
L’essentiel demeure, encore une fois, la dynamique musicale et singulièrement vocale. Et comme toujours, c’est elle qui remporte la partie, c’est elle qui procure des frissons aux spectateurs absolument ravis à la fin – mais frustrés tout au long du spectacle par cet ukase totalement incompréhensible qui interdit d’applaudir les airs et les ensembles alors que c’est cette participation du public qui, dans tous les opéras du monde, le fait communier avec les artistes…
Alain Duault
06 août 2019 | Imprimer
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