Le livret inscrit en exergue : « à Pékin, aux temps légendaires ». La Turandot proposée à l’Opéra de Dijon pourrait le transformer en : « à Pékin, à notre époque ». Emmanuelle Bastet, qui signe la mise en scène, choisit d’ouvrir son spectacle dans une rue colorée qu’on pourrait situer à Shangaï, avec une profusion de personnages montrant la variété de la nouvelle société chinoise, jeunes gens branchés, enfants en uniforme, policiers, miliciens, mandarin devenu un présentateur de télé avec lequel on fait des selfies : on est d’emblée plongé dans un mouvement parfaitement dynamisé par une direction d’acteurs précise. Au milieu de cette agitation, on distingue un vieillard habillé comme n’importe quel vieillard de n’importe quel pays et de n’importe quelle époque, appuyé sur l’épaule d’une jeune servante pleine de sollicitude ; et à quelques pas, un jeune homme attifé à la diable, sans doute pour mieux passer inaperçu dans la foule, mais que fixe avec tendresse la jeune servante. Paraissent enfin, lancés sur leurs trottinettes électriques, trois jeunes cadres en costumes cravate gris : ce sont les trois ministres, Ping, Pang, Pong, qui, avec l’explosion économique de la Chine devenue capitaliste, sont rivés à leurs ordinateurs pour suivre les cours de toutes les bourses du monde. L’atmosphère est dessinée : on y entre de plain-pied.
Turandot, Opéra de Dijon Métropole © Mirco Magliocca
Après le beau trio des trois clandestins qui clôt le premier acte, résumant l’enjeu des sentiments qui se nouent, la scène, souvent longuette, des trois ministres devient là, du fait d’une vraie mise en scène et d’une direction d’acteurs inventive, un régal autant chorégraphique que teinté d’humour, avec même la grâce poétique d’un dessin prenant vie, celle d’un paysage japonais embrumé. Et voici enfin celle dont tout le monde parle sans qu’on l’ait encore vue, Turandot, la princesse cruelle, celle qui fait périr tous ses prétendants : son look mi Anita Ekberg mi Catherine Deneuve fait merveille, tout comme son fourreau en lamé doré ! Mais c’est sa voix qui va la faire encore mieux rayonner : la soprano britannique Catherine Foster, qu’on a connue dans Wagner ou Strauss, projette là son timbre d’airain et ses aigus tranchants avec une autorité impressionnante. Le jeune homme à l’allure improbable est fasciné et il décide de tenter l’épreuve des énigmes qui va décider de son sort : soit il gagne la princesse, soit on lui coupe la tête ! Le peuple de Pékin est soigneusement réuni en files bien alignées et à présent monochromes, les enfants en uniformes agitent de petits drapeaux rouges, les représentants du pouvoir sont tous là. Les trois énigmes sont alors proposées à l’audacieux – et il les résout ! Tout l’édifice que Turandot a bâti autour d’elle pour se protéger des hommes, c’est-à-dire pour se protéger du sexe, s’effondre. D’autant que le jeune vainqueur ne joue pas le jeu attendu du prédateur et se remet au contraire à la merci de Turandot : qu’elle découvre son nom et il s’avouera vaincu.
C’est pourquoi le décor va changer ; on n’est plus ni dans la rue ni dans un bureau ni même sur une place publique : c’est dans sa chambre que se retrouve Turandot, effondrée sur son grand lit aux draps de soie blanche comme la vaste robe dans laquelle, victime sacrificielle, elle est enveloppée. Tout ce qui se déroule à partir de là est peut-être son rêve, ou plutôt son cauchemar, en particulier ce moment où la jeune servante Liù, affirmant qu’elle est la seule à connaître le nom de l’étranger, va jusqu’à se sacrifier devant elle par amour – ce mot qui fait si peur à la princesse de glace. Mais le prince Calaf, qui lui révèle son nom tout en lui arrachant un baiser, veut mener Turandot sur ce chemin de l’amour : elle semble s’y résoudre (c’est ce que disent le livret et la musique) mais la mise en scène d’Emmanuelle Bastet tourne étonnamment le dos à cette conclusion optimiste et fait s’éloigner la princesse, la fait même disparaitre dans l’obscurité, laissant le pauvre Calaf seul, abandonné, comme si c’était lui qui avait été abusé par un rêve.
Turandot, Opéra de Dijon Métropole © Mirco Magliocca
Mise en scène richement pensée, portée par une direction d’acteur d’une grande précision, le travail d’Emmanuelle Bastet s’impose. D’autant qu’il est soutenu et déployé avec force par Domingo Hindoyan, ce jeune chef vénézuélien qui sait équilibrer les forces du plateau, à la fois le bel Orchestre Dijon Bourgogne, les Chœurs de l’Opéra de Dijon renforcés par ceux de l’Opéra du Rhin, et la Maitrise de Dijon, grande masse avec laquelle le maestro sculpte une fresque sonore superbe de pâte et de traits frémissants. Le plateau vocal est aussi très largement satisfaisant : on a dit l’intérêt de retrouver Catherine Foster dans le rôle-titre mais il faut souligner la touchante et ardente composition de la jeune Adriana González en Liù, la belle tenue des trois ministres très assortis, Pierre Doyen, Saverio Fiore et Eric Huchet, à la verve gourmande, l’éclat de la trop brève intervention du Mandarin d’Andrei Maksimov. Le seul bémol de cette distribution est le Calaf de Kristian Benedikt, timbre plat et engagement à l’économie, qui avale même l’aigu final du Nessun dorma… Mais tout le reste est enthousiasmant, euphorisant même ! Décidément, l’Opéra de Dijon est devenu, sous la férule de Dominique Pitoiset, une maison avec laquelle il faut compter – et dont on signalera pour l’applaudir le beau travail en direction des jeunes de plusieurs lycées accueillis pour la générale avec, semble-t-il, un intérêt nettement manifesté. Bravo a tutti !
Alain Duault
Dijon, 4 février 2024
Turandot à l'Opéra de Dijon, du 31 janvier au 4 février 2024
06 février 2024 | Imprimer
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