© Bernd Uhlig / OnP
On ne joue guère Janacek en France et on ne connait guère son avant-dernier opéra L'Affaire Makropoulos, qu’il compose à 70 ans.
Un titre qui a un petit côté Tintin, une histoire « abracadabrantesque », vertigineuse, folle et une musique à l’inventivité renouvelée : l’opéra de Janacek sidère dès qu’on appréhende son récit, épate par la virtuosité de sa dialectique voix/orchestre – et interroge sur ses perspectives métaphysiques. C’est l’histoire d’une cantatrice, Emilia Marty, âgée de… 337 ans, toujours belle et séduisante, qui est rattrapée par le temps après avoir vécu plusieurs vies, trop de vies, avoir été Ellian McGregor, Eugenia Montez, Elsa Müller ou… Elina Makropoulos (toujours les initiales EM), et qui, finalement, lasse, choisit, dans un monologue final bouleversant, de découvrir enfin la mort.
Emilia Marty c’est un peu Lulu, un peu Marylin, un peu la Lorelei, un peu Salomé, un peu toutes ces femmes fatales poursuivies par le temps et la crainte de l’âge, un peu aussi la Maréchale du Chevalier à la rose. On est tous obsédés par le temps qui passe si vite et retrouver dans un opéra cette figure en abyme questionne chacun très intimement.
L'Affaire Makropoulos à l'Opéra de Paris (2023) Bernd Uhlig / OnP
Pourquoi donc cette fascination pour L'Affaire Makropoulos ? Du fait d’emblée de la musique, d’une formidable richesse symphonique qui s’impose sous la baguette de Susanna Mälkki, avec un art consommé des éclats de la petite harmonie, des froissements de cordes, des piani suspendus qui relancent les déchirures. C’est une musique dense, pétrie par des rythmes multiples, portée par une âpre intensité, une rapidité des traits et des changements de couleur sonore qui font chatoyer cette conversation éclatée entre tous les personnages aux généalogies multiples comme un miroir à facettes.
Et puis il y a, dans cette reprise bienvenue à l’Opéra de Paris, l’incroyable présence de Karita Mattila, apparaissant plus nue que nue dans sa robe de Marilyn, avec ce regard flottant, perdu, sous la blondeur oxygénée de la perruque, et cette voix au medium d’abord un peu sourd, presque voilée, comme si elle venait de loin, comme si elle avait traversé la mort pour venir là, sur cette scène, avec une incroyable, une inquiétante étrangeté, comme si elle était habitée par ce rôle, hantée, déployant ensuite de plus en plus toutes les moires de sa voix riche, avec des aigus toujours puissants (à 63 ans !), jusqu’à cette scène finale où le métal de sa voix semble fondre dans une sorte de transe magistrale qui en fait à la fois un magnifique moment de théâtre et une assomption des pouvoirs du chant.
L'Affaire Makropoulos à l'Opéra de Paris (2023) Bernd Uhlig / OnP
Toute la distribution se hisse d’ailleurs au plus niveau pour rendre justice à l’ouvrage, de notre subtil ténor français Cyrille Dubois, comme toujours impeccable dans le rôle de Janek, à Pavel Cernoch, timbre très chaleureux, lyrisme assumé en Albert Gregor, le lointain descendant d’Elina Makropoulos, en passant par Johan Reuter en Jaroslav Prus, inquiétant, malsain, qui, comme un Scarpia, marchande une nuit avec Emilia Marty contre un secret qui n’en est pas un (mais cette nuit n’en sera pas une non plus, la diva s’avérant frigide !), tous sont au meilleur (en particulier les deux membres de la nouvelle Troupe de l’Opéra de Paris, Ilanah Lobel-Torres, parfaite en Krista, et Nicholas Jones).
Quant à la mise en scène de Krzysztof Warlikowski, elle fait partie de ses meilleurs réalisations, inscrivant le récit dans l’univers du cinéma de Hollywood avec Marilyn bien sûr, et l’image iconique de Sept ans de réflexion, sa robe s’envolant sur la grille du métro, mais aussi King-Kong, dominant la scène comme une menace et une image originelle, avec aussi la perruque rousse qui signe Rita Hayworth, en passant bien évidemment par Gloria Swanson dans le sublime Sunset Boulevard, ce boulevard du crépusculedont, d’une certaine manière, cet opéra est le reflet (dont la piscine du dernier acte de l’opéra est un évident clin d’œil à la scène d’ouverture du film) en même temps qu’il en est la métaphore. Car la réflexion menée par la mise en scène, réflexion sur le temps bien sûr, s’inscrit dans un temps préservé (comme celui de l’élixir créé par le père d’Elina Makropoulos) grâce à la magie de l’image préservée dans tous ces extraits vivants projetés durant le spectacle et qui redoublent la mise en abyme : les stars de cinéma ne meurent jamais puisque leurs films demeurent… Et Karita Mattila, qui irradie ce beau spectacle, montre que le temps glisse sur celles et ceux qui ne veulent pas mourir. Il faut courir aux dernières représentations !
Alain Duault
Paris, 13 octobre 2023
L’Affaire Makropoulos à l'Opéra de Paris - Bastille, du 5 au 17 octobre 2023
15 octobre 2023 | Imprimer
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