C’est un couplage traditionnel car les deux opéras de Mascagni et Leoncavallo sont deux ouvrages sur la jalousie, créés à deux ans d’intervalle (1890 et 1892). Et ce sont deux ouvrages représentatifs de ce courant lyrique qui a marqué en Italie la fin du XIXème siècle, le vérisme, une sorte de naturalisme musical, l’expression exacerbée des sentiments à travers la voix et l’orchestre. Dans Cavalleria rusticana, qui se déroule dans un village sicilien écrasé de soleil, le dimanche de Pâques, l’action est concentrée sur quelques notions fortes, la jalousie, le désir et la haine qui enflamment les personnages, Santuzza, une jeune paysanne mélancolique parce que bafouée par son amant, Turridu, ce jeune paysan qui l’a aimée et en aime à présent une autre, Lola, elle-même mariée au charretier Alfio. Et, sorte de fil du temps et du destin, Mamma Lucia, la mère de Turridu, ouvre et referme le drame avec Santuzza.
Il y a quelque chose d’implacable dans cette histoire ardente dont la mort est le filigrane constant. Et la mise en scène de Giancarlo del Monaco l’exprime très bien : dans un décor de pierres blanches, arides comme cette Sicile où tout est brûlant, le sol, les âmes, les sentiments, tous les personnages, vêtus de noir comme dans le pressentiment de la mort qui rôde, s’affrontent avec une violence des gestes parfaitement expressives. On est plongé d’emblée dans le drame, dans l’expression à nu du désespoir, dans la force du tragique.
La distribution est quasi parfaite, dominée par le couple Santuzza-Turridu : Violetta Urmana est une paysanne déchirée qui porte déjà la mort dès son entrée, avec une voix déchirante qui exprime un concentré de malheur, Marcello Giordani, lui-même sicilien, sait faire entendre dans son timbre chaud et ardent les affres de ce personnage condamné. Tout cela se déploie comme une tragédie antique, sous le regard du chœur, tout de noir vêtu, qui attise ce chaudron de passion jusqu’à la catastrophe finale. On ne peut échapper à la tension, à l’émotion de ce drame concentré que porte une musique de braise chauffée par la baguette toujours flamboyante de Daniel Oren.
***
C’est ce même Daniel Oren qui conduit Pagliacci, un autre drame dont la jalousie est encore une fois le ressort. Nous sommes cette fois en présence d’une troupe de comédiens ambulants qui font escale dans un village de Calabre. Mais pendant que se prépare la représentation qui mettra en scène les amours d’Arlequin et Colombine, la vie réelle est en train de précéder la fiction. Car Nedda, la femme de Canio, le chef de cette petite troupe, est amoureuse de Silvio. L’affreux Tonio, qui convoitait aussi la belle mais qui a été rejeté par elle, se venge en révélant à Canio son infortune. Quand la représentation commence devant les villageois, le réel vient bientôt se superposer à la fiction et Canio, bouleversé, confond son rôle de Paillasse avec son drame de mari bafoué. Les spectateurs, enchantés, croient que c’est un artifice de mise en scène… jusqu’à ce que Canio, au comble du désespoir, plante son couteau dans le cœur de Nedda, puis dans celui de Silvio venu la secourir. L’ultime phrase de Tonio résonne à double sens : « La commedia è finita ! ».
Giancarlo del Monaco a, là encore, trouvé des images efficaces pour décrire d’abord la vie de ces comédiens un peu miteux, se déplaçant dans leur vieux camion brinquebalant, puis la représentation du drame dans le théâtre approximatif dressé devant les villageois, avec ce crescendo de la tension portée par la jalousie mortifère de Canio. Le grand ténor russe Vladimir Galouzine donne toute sa voix et toute son âme pour exprimer le déchirement intérieur de Canio, le baryton Sergey Murzaev, russe lui aussi, est un Tonio veule à souhait mais à la voix chaudement timbrée, le ténor français Florian Laconi montre encore une fois en Beppe son aisance scénique et sa belle voix charmeuse (en particulier dans la sérénade d’Arlequin) – mais c’est la Nedda de la jeune soprano roumaine Brigitta Kele qui constitue la découverte de cette distribution : aussi belle à regarder qu’à écouter, elle fait un triomphe mérité et suscite déjà l’envie de la réentendre très vite.
Au total, deux incontestables réussites scéniques et musicales qui font plaisir et consolent des récents déboires de l’Opéra de Paris.
Alain Duault
Cavalleria rusticana et Pagliacci à l’Opéra-Bastille
Jusqu’au 11 mai 2012
Commentaires