Que peuvent avoir en commun deux œuvres aussi dissemblables que Cavalleria Rusticana de Mascagni et Sancta Susanna d’Hindemith ? C’est la question posée par la soirée proposée par l’Opéra de Paris qui a choisi de marier ces deux ouvrages si dissemblables – dont l’ « unité » peut résider dans les rapports entre le sacré et le désir sexuel, mais traités bien différemment tant musicalement que dramaturgiquement.
On espérait être emporté comme on l’avait été, la saison dernière, par la réunion du Château de Barbe-Bleue de Bartok et de La Voix humaine de Poulenc dont la mise en scène de Krzysztof Warlikowski inventait une unité inattendue et efficace. Ici, pas de solution de continuité mais une juxtaposition interrompue par un baisser de rideau et des saluts... Mais en fait, écrasée par la puissance de la représentation de Cavalleria Rusticana, la pièce d’Hindemith semble une petite chose, autant par la durée (tout juste 20 minutes) que par l’ambition. Car cette histoire qui a pu paraitre sulfureuse à l’époque de sa création (1921) ne bouleverse pas aujourd’hui les consciences qui en ont vu bien d’autres !... Surtout, la musique d’Hindemith, pour intéressante qu’elle soit, ne possède pas la force équivalente à la violence fuligineuse de cette « possession » du corps de la malheureuse nonne Susanna qu’évoque le livret.
On est donc satisfait de découvrir une œuvre rare, on salue la réalisation de Mario Martone et surtout la brûlante incarnation d’Anna Caterina Antonacci, véritable torche vocale qui va jusqu’au bout de sa folie, tant vocalement que physiquement, n’hésitant pas à se dépoitrailler et à serrer ainsi un crucifix sur ses seins dans une transe ardente. Mais on est un peu frustré de ce qui n’apparait que comme une esquisse non développée : L’ange de feu de Prokofiev, Les Diables de Loudun de Penderecki et même Lulu de Berg ont su aller bien plus loin, bien plus fort, dans cette mise en crise du désir blasphématoire à l’opéra.
Sancta Susanna © Elisa Haberer / OnP
Cavalleria Rusticana © Elisa Haberer / OnP
En revanche, la réussite de Cavalleria Rusticana est quasi-totale, appuyée d’abord sur la direction dense de Carlo Rizzi – à l’exception du fameux Intermezzo, joué un peu platement ici, sans cet emportement qui doit laisser éclater la rage intérieure de Santuzza, déchirée de désir et de jalousie. Mais tout le reste est parfaitement tenu avec un Orchestre de l’Opéra de Paris riche et puissant, avec des chœurs magnifiques, intenses, jamais opaques, projetés et intériorisés : du grand art ! Et puis il y a Elina Garanca en Santuzza, cette femme brisée, rejetée, bafouée dans son désir et dans son amour : à elle seule, elle vaut qu’on se précipite à ce spectacle. La voix de la mezzo lettone est aujourd’hui à son zénith, à la fois pleine et ample, expressive et d’une richesse de couleurs rare, avec quelque chose d’à la fois soyeux et flamboyant. Et quelle incarnation ! Son Voi le sapete est d’une telle intensité qu’on souffre avec elle, qu’on aime avec elle. Un sommet d’interprétation. On retiendra aussi la très jolie performance de la jeune mezzo française Antoinette Dennefeld qui offre avec Lola un portrait beaucoup plus habité qu’à l’ordinaire, plus consistant, mettant en valeur un timbre coloré et élégant et un sens du phrasé expressif qui vaut qu’on suive cette jeune artiste. L’Alfio du baryton ukrainien Vitaliy Bilyy est massif comme le personnage, sans s’embarrasser de nuances, mais satisfaisant. Plus que ne l’est le Turridu trompetant du coréen Yonghoon Lee, ténor à l’ancienne qui fait l’avantageux et dont la crédibilité scénique est modérée tant sa gestuelle s’apparente plus au kung fu qu’à l’ardeur d’un paysan sicilien. Pourtant Mario Martone a imaginé une mise en scène qui, elle, justement, ne lorgne pas du côté d’une vieille imagerie « vériste » : tout est centré sur l’église, sur le sacré, l’action se déroulant à l’arrière de la nef où a lieu la Messe de Pâques, confrontant ainsi cette opposition brûlante entre le désir et le sacré (ce que réalisera aussi Puccini avec le fameux Te Deum qui clôt le premier acte de Tosca). Les éclairages somptueux recréent l’atmosphère de certaines scènes du beau film de Paolo Olmi, L’arbre aux sabots, avec cette ferveur paysanne qui semble éternelle comme est éternel le désir et la jalousie, la haine, la mort. Direction d’acteurs précise, aucune esbroufe, une vérité expressive qui donne toute sa force à l’œuvre, une interprète superlative : voici un spectacle qui fait honneur à l’Opéra de Paris.
01 décembre 2016 | Imprimer
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