Nous avions laissé Don Carlos il y a deux ans dans un état de demi satisfaction, ce qui veut dire aussi de demi déception (voir mon « Point de vue » d'octobre 2017 : Don Carlos à l’Opéra de Paris, somptueux et en même temps…). J’y saluais l’extraordinaire intensité du carré d’as vocal constitué de Jonas Kaufmann, Sonya Yoncheva, Elina Garanca et Ludovic Tézier ; mais j’y déplorais la vacuité du spectacle imaginé par Krzysztof Warlikowski, d’ordinaire plus intellectuellement excitant alors qu’il se montrait là si peu inspiré – mises à part deux scènes dont la force théâtrale s’imposait, celle du « jardin » d’Eboli au 2ème acte, transformé en salle d’escrime, ou celle du début du 4ème acte, quand le Roi, dépressif et mélancolique, se lamente sur lui-même dans une salle de projection privée où il vient de passer la nuit avec sa bouteille et sa maitresse. Qu’est-ce qui a changé en deux ans ? Peu de choses : le 1er acte demeure toujours aussi plat et incompréhensible, le tableau de l’autodafé demeure toujours écrasé par un lourd dispositif de théâtre élisabéthain qui obère toute dynamique théâtrale, l’utilisation de la vidéo est toujours aussi fade et la récurrence des scratchs projetés pour signifier le déroulé de la mémoire est toujours aussi primaire (et fatigant pour les yeux !). Les deux scènes fortes de la version française, celle du jardin d’Eboli et celle du cabinet du Roi, demeurent aussi abouties, du fait à la fois d’une conception juste et d’une direction d’acteur précise. L’ensemble se regarde toujours sans déplaisir mais sans enthousiasme.
C’est donc encore une fois à la musique de donner à la représentation sa vérité. Et, pour cette « version de Modène » de Don Carlo, c’est-à-dire la version italienne en cinq actes, présentée en 1886 soit vingt ans après la création du Don Carlos original, l’Opéra de Paris réussit le pari de proposer à nouveau un plateau vocal exceptionnel avec Roberto Alagna, Aleksandra Kurzak, Anita Rachvelishvili, Etienne Dupuis – auquel s’ajoute René Pape qui transforme le carré d’as en quinte flush royale !
Le rôle-titre que porte Roberto Alagna sur ses solides épaules semble là transfiguré, mêlant dans cette version italienne les différentes qualités de notre grand ténor français, une émission franche, claire, admirablement projetée (qui éclate dès ses premiers mots : « Fontainebleau ! Foresta immensa e solitaria ! »), des aigus de jeune premier et un medium qu’il sait assombrir pour déployer au fur et à mesure du déroulement du drame une intelligence de la coloration mélancolique. Quant à son jeu, si on le sent un peu « en dehors » au premier acte (mais tout l’acte est globalement raté pour tout le monde), il sait ensuite déployer tout son art avec une insolence ardente et une intensité qui force l’admiration : Don Carlo est là, déchiré, combattant, bouleversé, bouleversant. Elisabetta, l’objet de son amour et de sa détresse, trouve en Aleksandra Kurzak une interprète à sa mesure : quel beau couple à la fois crédible scéniquement et idéalement apparié vocalement. La soprano polonaise a encore élargi son assise vocale et parvient à passer de la jeune promise frémissante du 1er acte à une Reine à la fois emprise de dignité et rongée par l’angoisse, jusqu’à la densité émotionnelle du duo final. Même le terrible « Tu che le vanita » au début du 5ème acte ne la prend pas en défaut : elle ne cherche jamais à forcer ses moyens mais sait colorer son chant de tendresse, par exemple pour exprimer sa nostalgie du pays natal (messa di voce délicate sur le mot « Francia »), mais aussi d’ardeur affirmative. Elle trouve en permanence la projection idéale, celle d’une jeune femme qui était faite pour aimer et qui a été contrainte à un autre rôle dont elle assume la noblesse aussi sur le plan vocal. Anita Rachvelishvili offre de son côté une Eboli puissante, dont les moyens en termes de projection, de longueur de souffle et d’occupation de l’espace sonore impressionnent ! Elle rappelle l’âge d’or des grandes mezzos, les Barbieri, Stignani et autres Cossotto, osant la voix de poitrine pour cuivrer ses graves en même temps qu’elle sait donner des aigus renversants dans un « O don fatale » qui met, à juste titre, le public en émoi. On saluera aussi le Posa du baryton canadien Etienne Dupuis, homogène, élégant, au style très juste mais qui sait aussi aller chercher un paroxysme expressif dans la douleur de son « O Carlo ascolta » (pourtant chanté à plat ventre !).
Enfin le Roi de René Pape est tout d’émotion dans ce rôle d’homme brisé qui, après son entrée brutale (le renvoi méchant de la suivante de la Reine), sa superbe lors du duo avec Posa, descend de son trône avec le 3ème acte qui montre son addiction à l’alcool, sa fébrilité, ses secrets tourments qu’il exprimera avec une douleur bouleversante au début du 5ème acte, dans la solitude de son cabinet. Certes il ne cherche pas à tonner, il est parfois au bord du murmure mais, même a mezza voce sa voix se projette pour exprimer son humanité et son désarroi. Dommage que, dans son affrontement avec le Grand Inquisiteur, il ne trouve pas un interlocuteur à sa mesure : Vitalij Kowaljow possède un médium fuligineux qui correspond bien à l’odieux personnage qu’il incarne mais il lui manque les notes graves qui feraient entendre sa noirceur. Tout le reste de la distribution est de haute tenue, comme on l’attend sur la première scène lyrique nationale. On saluera en particulier le riche et profond mezzo d’Eve-Maud Hubeaux en Tebaldo et le toujours parfait Julien Dran en Lerma (un Julien Dran dont on attend que l’Opéra de Paris lui donne enfin des rôles à sa mesure car son beau ténor lyrique peut prétendre à autre chose que des comprimari !).
Enfin on se réjouit de retrouver Fabio Luisi qui pétrit à pleines mains le toujours excellent Orchestre National de l’Opéra de Paris, rutilant de couleurs, tour à tour chauffé au feu d’un dramatisme éclatant puis retenu, sachant porter les phrasés, exhausser les chanteurs, faire si bien ressortir un glissando de harpe, une morsure de hautbois, déployer ces cordes moirées qui enveloppent les voix : du très grand art ! On n’aura garde d’oublier les chœurs de l’Opéra de Paris : on connait leur niveau d’excellence, tant dans la souplesse (le 1er acte) que dans la puissance de projection (l’autodafé). On passe donc – et c’est l’essentiel – une grande soirée musicale même si le spectacle demeure en deça des espérances. Et on se dit en sortant que Don Carlo demeure peut-être l’œuvre la plus aboutie de Verdi, celle qui creuse le plus profond dans la versatilité des âmes, dans les fêlures, les déchirures même, celle qui hausse les affrontements tant politiques que privés à un niveau qui nous conduit à cette réflexion amère et pourtant nécessaire sur nous-mêmes et notre regard sur le monde, sur ses élans, ses espoirs, ses travers, ses angoisses, tout ce qu’une œuvre porte quand elle est grande.
12 novembre 2019 | Imprimer
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