Pour sa dernière saison à la tête de l’Opéra de Zürich (il prend à partir de cet été la direction du Festival de Salzbourg), Alexandre Pereira a voulu se faire regretter en offrant quelques spectacles exceptionnels, dont ce Don Carlo est sans doute un des jalons majeurs. C’est la version italienne en cinq actes, dite version de Modène (lieu de sa recréation dix-neuf ans après la création parisienne en français) qui a été choisie pour ce cycle de représentations.
La première assise de la réussite de ce spectacle tient d’abord à la direction de Zubin Mehta, ardente sans être violente, contrastée sans être tranchante, avec des phrasés à la pulsation admirable, des cuivres résonnants mais aux éclats arrondis, des bois savoureux, une direction aussi de grand chef de théâtre, sachant respirer avec les chanteurs, les porter, leur permettre d’épanouir le meilleur d’eux-mêmes.
Et ces chanteurs constituent bien évidemment le cœur actif de cette représentation. Si les effets pervers des récentes variations climatiques ont pu avoir quelques retentissements sur les organismes vocaux, on saluera la prestation d’ensemble, avec pourtant des niveaux divers : ainsi Matti Salminen est-il un Philippe II d’une profonde humanité mais la voix, à la corde, ne rend pas justice à la construction du personnage : est-ce l’usure de l’âge ou les méfaits de la grippe ?... En revanche, l’insolence vocale de Fabio Sartori dans le rôle-titre emporte l’adhésion (en dépit d’un physique peu romantique…) : la chaude beauté du timbre, la franchise de l’émission, la souplesse des phrasés, tout donne à ce Don Carlo une puissance de conviction en même temps qu’une émotion qui rayonne en particulier dans ses duos avec Rodrigo ou avec Elisabetta. Et précisément cette Elisabetta est l’absolue reine de ce spectacle : la soprano germano-grecque Anja Harteros est sans aucun doute aujourd’hui la plus grande soprano lyrique verdienne de sa génération, la prenante beauté de son timbre fruité, la ressource de souffle de ses phrasés, l’émotion intense qui s’en dégage, le tout associé à la noblesse de sa tenue en scène (aidée de surcroit par les robes sublimes dessinées par Marianne Glittenberg, qu’on croirait sorties de tableaux de Zurbaran), tout en fait une grande, une très grande. Forte impression aussi produite par l’Eboli de Vesselina Kasarova, à la noirceur efficace (même si l’on peut préférer une Eboli plus subtile, genre Béatrice Uria Monzon ou Luciana d’Intino), par l’Inquisiteur d’Alfred Muff (même si l’on peut préférer une basse plus profonde pour communiquer l’effroi vertigineux que porte ce personnage terrifiant). Intéressant Rodrigo de Massimo Cavaletti, dont la voix n’est peut-être pas exactement celle d’un baryton-Verdi, du fait du manque d’appui de ses aigus – mais sa scène de la prison est réellement émouvante. Enfin, parmi les petits rôles, on saluera la voix du ciel de Sen Guo, joliment cristalline, et les apparitions du jeune ténor suisse Benjamin Bernheim, en comte de Lerme et en hérault, qui fait entendre un timbre et une projection dont l’autorité donne envie de l’entendre plus.
Toutes ces voix se déploient dans un écrin visuel parfait, quasi entièrement basé sur le noir et blanc, avec quelques touches d’or pour le rehausser. L’austérité toute espagnole, la tension des lignes et quelques images fortes (on n’oubliera pas la fin de l’autodafé avec ce bouquet de croix enchevêtrées comme soulevées par le brasier du bûcher !) permettent véritablement à la musique d’être au cœur de la représentation. On a bien sûr connu des mises en scène plus audacieuses que celle de Sven-Eric Bechtolf mais celle-ci, dans sa sobriété à l’éloquence tenue d’un bout à l’autre, repose de bien des expériences hasardeuses et confère une classe et une force ardente à ce Don Carlo de haut lignage.
Alain Duault
Don Carlo de Verdi, à l'Opéra de Zürich
du 4 mars au 9 avril 2012
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