Wagner l’appelait « l’opéra des opéras » : c’est vrai que le Don Giovanni de Mozart est un des plus grands chefs-d’œuvre de l’art lyrique, à la fois subtil, raffiné en même temps qu’un ouragan qui emporte tout. Parce que le personnage central, Don Giovanni, est une figure unique, mythique, au sens propre sur-réaliste, que Mozart transcende par la musique, cette musique qui, dès l’Ouverture, figure bien la course éperdue d’un personnage tout entier habité par le désir, comme une soif qui ne s’étanche pas. Et il tente pourtant, quels que soient les dégâts que cela peut occasionner, de l’étancher en séduisant toutes les femmes qui passent sur son chemin. Mais sur ce chemin, il va aussi rencontrer quelque chose qui le dépasse et qui le détruira.
Le spectacle proposé par l’Opéra de Paris reprend la mise en scène de Michael Haneke créée au Palais Garnier en 2006. Le transfert à l’Opéra Bastille est tout à fait bénéfique en ce sens que le superbe décor de Christoph Kanter (l’intérieur d’une tour de la Défense, la nuit) respire beaucoup mieux dans l’architecture bastillaise que dans les ors de Garnier. Et la mise en scène de Michael Haneke, analyse au scalpel des rapports sociaux dans ce groupe étrange réuni par la nuit y trouve une force plus grande encore. L’atmosphère en est plus tranchante, la tension entre les personnages, du prédateur Don Giovanni à ses « victimes » plus ou moins consentantes parce que fascinées, plus palpable. Le baryton suédois Peter Mattei, le grand Don Giovanni d’aujourd’hui, excelle dans cet exercice de pure violence froide et désinvolte : il n’est que de voir et entendre son duetto avec la Zerlina, ce La ci darem la mano où il est vraiment à l’œuvre pour faire succomber la jeune femme à la fois à l’homme qu’il est et à l’être social qu’il représente. Comme si la force de son désir était telle qu’elle ne puisse y résister.
Tout est tendu comme un arc dans cette représentation, à commencer par la direction superlative de Philippe Jordan, dès l’Ouverture, avec ces cordes qui enflent en vagues ardentes, ce souffle, comme si le désir passait du sang dans la musique. Et le Don Giovanni de Peter Mattei s’y accorde à merveille, avec une énergie vitale qui s’entend, une irrésistible force sensuelle qui en fait une pile de désir – ce que figure bien son air bref mais irrésistible, « Fin ch’an dal vino », au deuxième acte, qui tourne sur lui-même comme une danse frénétique. Il semble montrer que Don Giovanni ne peut rien faire d’autre que séduire, que mettre en œuvre le désir qui le brûle, que jouer sa vie à cette loterie qui le tient.
Autour de lui, dans cette nuit peuplée de désirs et de violence, une distribution de premier ordre avec en particulier les trois femmes, la belle Véronique Gens, Elvira noble et ardente, l’extraordinaire Patricia Petibon, torche brûlante en Anna, voix et corps engagés avec une intensité rare, et une nouvelle venue, la jeune Gaëlle Arquez, Zerlina à la voix fraiche et au dynamisme qui colle parfaitement au personnage. On saluera aussi la beauté du timbre de Bernard Richter en Ottavio, un jeune ténor suisse qui donne envie d’être vite réentendu. La force de ce spectacle haletant tient donc à cet alliage d’une mise en scène qui exacerbe sans cesse les caractères, d’une distribution qui en projette les feux intérieurs et d’une direction qui ne relâche jamais sa tension : un grand Don Giovanni.
Alain Duault
Don Giovanni à l' Opéra Bastille
Jusqu’au 21 avril 2012
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