L’ouverture de saison de la Scala, chaque 7 décembre, est toujours un événement mais celle de cette année prend une résonance particulière en ce qu’elle marque les adieux de Daniel Barenboim à ce théâtre auquel il a beaucoup donné. Et, d’emblée, on peut saluer sa performance : sa direction, ample, puissante, tendue sans éclats superflus, résume parfaitement l’esprit de l’unique opéra de Beethoven, l’éthique d’un homme debout qui s’affirme par un son clair et rayonnant, par une dynamique sans cesse relancée, par une attention aux chanteurs qui est le reflet de l’attention de Beethoven aux hommes. Daniel Barenboim est profondément en accord avec cette musique et fait de cette représentation d’abord un très beau concert – qui s’ouvre d’ailleurs par l’Ouverture dite Leonore II, choisie peut-être par Daniel Barenboim pour sa dimension justement très symphonique, surtout dans le tempo relativement lent choisi par le chef.
On n’aura pas éprouvé le même plaisir avec la mise en scène de Deborah Warner, d’une platitude visuelle qui semble caractériser une réflexion paresseuse bien décevante : l’anglaise qui s’est fait un nom dans les drames de Shakespeare ne trouve à aucun moment le ressort de ce Fidelio, en restant à un premier degré illustratif dont ce n’est pas le fait de le situer à l’époque contemporaine qui le rend « moderne » !
Quelques vieux bidons d’essence cabossés au milieu de hauts murs uniformément gris, une direction d’acteurs qui en reste au simple énoncé du texte sans aucun approfondissement, sans recherche d’un supplément symbolique : le premier acte, dans la cour de la prison, est désespérément gris, comme la vie dans une cour de prison, le second, dans un cachot souterrain, est désespérément noir, tout cela se traine sans la moindre idée – et même la fin, quand le peuple en liesse vient célébrer le retour de la liberté contre la tyrannie vaincue, ne donne aucune idée à Deborah Warner !
On se souvient pourtant de metteurs en scène qui ont su inventer des images intenses, à l’unisson de ce chœur si gonflé d’espoir et d’humanité – je pense par exemple à Johannès Schaaf, en 1989 à l’Opéra de Genève, recouvrant soudain toute la scène de coquelicots, en faisant un immense champ de coquelicots au rouge éclatant où le peuple chantait sa liesse ! Rien de tout cela avec Deborah Warner : gris elle commence, gris elle finit !
Et comme sa direction d’acteurs est, elle aussi, uniformément grise, c’est aux interprètes de modeler leurs personnages, ce qu’ils font plutôt bien d’ailleurs, de la charmante Marzelline de la soprano hambourgeoise Mojca Erdmann, voix aussi fine que la silhouette, diction claire, très mozartienne, jeu épuré et très spontané, au Jaquino du jeune ténor berlinois Florian Hoffmann qui, chant et jeu, trouve un parfait accord avec sa partenaire dans cette première partie plus vaudevillesque que dramatique. Le brave Rocco, gardien de la prison empêtré entre sa bonté naturelle, les exigences de sa charge et la peur du tyran Pizarro, trouve dans le baryton coréen Kwangchul Youn un interprète sans relief particulier (parce que pas mis en scène !) mais plutôt bien chantant, même si le style uniforme ne traduit pas vraiment l’évolution psychologique du personnage. Un Don Fernando de luxe en la personne du suédois Peter Mattei, toujours superlatif, et un Pizarro à la noirceur convaincante, au jeu ardent, avec le baryton-basse allemand Falk Struckmann complètent la trilogie des barytons aux couleurs variées qui constituent le fond sur lequel le couple des héros va se détacher.
On attendait beaucoup de ce Florestan du ténor allemand Klaus Florian Vogt, ancien corniste devenu chanteur, qui s’est spécialisé dans les rôles wagnériens, Lohengrin, Parsifal et quelques autres : la voix est incontestablement belle mais, en fait, plus belle qu’expressive. Le timbre clair (trop clair ?) n’accrédite pas la détresse, pas plus que l’épuisement intérieur du prisonnier : dès son fameux « Gott » initial, là où l’on devrait ressentir un frisson,on admire seulement une belle voix, très bien chantante, mais qui semble plutôt chanter un lied qu’interpréter un personnage déchiré. On est à des années-lumière de l’incarnation d’un Jonas Kaufmann dans ce rôle auquel le ténor munichois sait donner une force à nu… Klaus Florian Vogt est un bon chanteur mais il n’est pas un grand interprète : pour un rôle aussi exigeant que celui de Florestan, la différence est de taille ! En revanche, le rôle-titre est, lui, magnifiquement tenu par la soprano « italienne », mais d’origine allemande, Anja Kampe qui s’est imposée ces dix dernières années sur les plus grandes scènes internationales (mais demeure encore à peu près inconnue en France !). Ce rôle de Leonore, qu’elle a déjà chanté de Vienne à Glyndebourne et de Los Angeles à Munich, elle en possède l’impact vocal tout autant que la crédibilité scénique, chantant et jouant avec une maitrise, une énergie et une conviction exceptionnelles. Avec la direction de Daniel Barenboim, c’est bien l’assomption de cette Leonore rayonnante qui consacre cette ouverture de la nouvelle saison de la Scala de Milan.
Alain Duault
08 décembre 2014 | Imprimer
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