À Aix-en-Provence, la création a régulièrement droit de cité : c’est aussi le rôle d’un festival qui, à la différence d’un théâtre de répertoire, peut oser, prendre des risques, inventer des formes pour rendre compte de notre monde et tenter de l’élucider à travers l’art. De ce point de vue, l’édition 2021 sera marquée d’une pierre blanche tant le choc autant émotionnel qu’esthétique produit par le nouvel opéra de Kaija Saariaho, Innocence, est de ceux dont on comprend d’emblée qu’ils s’installent dans la durée.
Pour au moins trois raisons : la puissance évocatrice du livret de la romancière finlandaise Sofi Oksanen, la richesse constamment renouvelée de la musique de Kaija Saariaho, l’intelligence de la scénographie et de la dramaturgie de Simon Stone, décidément le héros de ce festival après le coup de force de son Tristan. Mais une œuvre ne devient pérenne que si, au-delà de sa réussite formelle, elle résonne loin dans la dialectique de notre conscient et de notre inconscient. C’est le cas avec Innocence qui confronte une tragédie contemporaine, celle d’un fait divers, le massacre de jeunes gens par l’un des leurs dans un lycée style Colombine, aux questions éternelles que posent la violence pure, la mémoire, la culpabilité, la responsabilité, la vérité, le non-dit, la résilience. Et ces interrogations creusent un tunnel impitoyable, un cheminement auquel nul n’échappe, un progressif dévoilement qui dit le mal et pose un terrible miroir au milieu de sa révélation.
Au début, après le surgissement initial, tout est doux, la musique est fluide, on est à la surface d’un souvenir encore flou : on assiste à un mariage entre un jeune finlandais et une orpheline roumaine, une servante passe les plats en scrutant de plus en plus les convives, puis part s’isoler pour fumer une cigarette, en proie semble-t-il à une interrogation qui la bouleverse. En parallèle, des jeunes gens revivent leur vie de lycée il y a quelques années, ces « quelques années » devenant un souvenir plus précis, d’il y a dix ans précisément, un souvenir qui apparait très vite traumatique et semble avoir été vécu différemment par les personnalités multiples de ces jeunes gens – qui s’expriment dans des langues différentes puisqu’il s’agit d’un lycée international. Peu à peu, on comprend qu’il y a eu dans ce lycée un de ces massacres de masse devenus récurrents ces dernières décennies, on comprend bientôt que c’est le frère du jeune marié qui en est l’auteur, on remonte les non-dits du lycée, ceux de la famille du tireur, la tension monte de plus en plus, on découvre alors que l’étudiante française (admirable Julie Hega) a été complice du tueur et, pire encore, que le frère du tueur, le marié lui-même, était lui aussi de la partie ! Au-delà de la mécanique de thriller du récit, la construction à la fois dramaturgique et musicale lui confère une puissance qui prend le spectateur-auditeur pour ne plus le lâcher jusqu’à l’ultime note, ouverte sur le silence dans lequel résonne l’énigme de ces morts sans nom.
Interrogation métaphysique en même temps qu’objet esthétique, cette œuvre (tragédie en cinq actes, selon le modèle classique, qui se donne en une durée resserrée, 1h45 sans entracte) en dit plus que mille et une dissertations sur les vertiges du mal, de l’innocence et de la culpabilité, sur la mise à nu de notre humaine condition, sur le tragique de ce monde que nous avons laissé en friche pour nos enfants. Tout cela dans une musique d’un raffinement suprême, utilisant toutes les ressources de timbres d’un grand orchestre, les stridences des métallophones comme les bouffées déchirantes des bois ou des cuivres, les déploiements de cordes soudain brisés, les rythmes récurrents, l’ensemble se déroulant comme un fleuve qui entraine tout sur son passage : Kaija Saariaho possède ce don rare chez les compositeurs contemporains d’inventer des formes musicales complexes sans jamais agresser l’oreille, offrant un paysage sonore d’aujourd’hui dans lequel chacun peut se reconnaitre
Dans le même esprit dramaturgique que son Tristan, qui réinventait un scénographie pour dire l’essence de l’œuvre, Simon Stone propose un décor multiple, installé sur une tournette qui fait alterner sans cesse des lieux et des moments, avec des scènes brèves, des condensés de gestes et de mémoire qui deviennent bientôt de plus en plus précis au fur et à mesure que les pièces, sur les deux niveaux où, initialement, les actions se déroulent (le rez-de-chaussée pour la noce, le premier étage pour le lycée), se vident de leurs meubles, de leurs accessoires, pour ne plus laisser que des présences et des corps, du sang sur les murs et sur les vitres, et de la cendre dans les mots qui dévoilent peu à peu le drame et ses implications envahissantes. Mise en scène saisissante d’efficacité, comme tramée à la musique qui déploie ses lignes en avançant dans l’implacable récit. On assiste suspendu, tendu, à ce labourage du temps par le soc de la mémoire creusant la terre de douleur : c’est éprouvant, c’est exaltant, c’est poignant.
Difficile de dissocier les participants de cette grande œuvre chorale dans laquelle les treize solistes, chanteurs et comédiens, tracent une chorégraphie vocale tout à fait exceptionnelle : j’ai dit combien Julie Hega était superbe, diction musicale, intention expressive, mais comment ne pas saluer la brûlante incarnation de Magdalena Kozena, mère déchirée par la mort de cette fille unique qui la hante toujours (interprétée par Vilma Jää, une jeune chanteuse à la voix aux sonorités folkloriques finnoises qui fascine, comme venue de l’au-delà), ou encore Sandrine Piau, aussi douloureuse que juste en belle-mère torturée par la culpabilité, ou tous les autres, Tuomas Pursio, Lilian Farahani, Markus Nykänen, Lucy Shelton, Jukka Rasilainen, Beate Mordal, Simon Kluth, Camilo Delgado Diaz, Marina Dumont. Et aussi le Chœur de chambre d’Estonie et le toujours superbe London Symphony Orchestra, tous les participants de cette formidable expérience placés sous la baguette ardente d’une autre finlandaise, Susanna Mälkki, dont on sait qu’elle est aujourd’hui une des maestras les plus recherchées, à juste titre, pour des répertoires variés, de Mozart à Strauss comme à toutes les aventures contemporaines. La réunion de tous ces talents pour révéler un chef-d’œuvre : c’est aussi un des grands moments de ce festival d’Aix 2021, un des plus riches depuis de très nombreuses années.
Alain Duault
Aix-en-Provence, 12 juillet
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