Faire de deux œuvres une seule, c’est la gageure proposée par Stéphane Lissner, directeur de l’Opéra de Paris, à Dmitri Tcherniakov, un des plus passionnants recréateurs scéniques d’aujourd’hui, en construisant une soirée réunissant le dernier opéra de Tchaïkovski, Iolanta, et Casse-Noisette, son ultime ballet. Bien sûr (voir « Pour aller plus loin : Iolanta, de la nuit à la lumière » sur Opera Online), on sait que la commande des deux ouvrages à Tchaïkovski a été simultanée, que la composition s’est faite en parallèle et que les deux ouvrages ont été créés au Mariinski de Saint-Pétersbourg durant la même soirée du 12 décembre 1892 – mais c’étaient alors deux spectacles bien distincts, séparés par un entracte et dirigés par deux chefs distincts.
À l’Opéra de Paris, c’est le même chef, l’excellent Alain Altinoglu, qui dirige les deux ouvrages, sachant passer de l’opéra au ballet avec beaucoup d’assurance, dominant deux orchestrations si différentes, comme si l’une se déduisait de l’autre, et donnant à entendre la richesse de cette musique – avec au début de l’opéra, une légère tendance à donner trop de son, couvrant parfois les voix avant que l’équilibre se reconstitue très vite.
La distribution de cette Iolanta, très slave, est du meilleur niveau, avec d’abord la Iolanta superlative de la soprano bulgare Sonya Yoncheva, voix riche, opulente, à la projection naturelle, qui incarne de manière saisissante la jeune femme aveugle qu’est cette malheureuse fille du Roi René : on la croit aveugle tant elle joue vrai.
Face à elle, la somptueuse basse ukrainienne Alexander Tsymbalyuk, dans le rôle du Roi René, s’affirme comme une des plus belles voix de la nouvelle génération dans ce registre. Excellent Robert aussi du baryton moldave Andrei Jilihovschi, tout comme le Bertrand du vétéran russe Gennady Bezzubenkov, sur lequel le temps ne semble pas avoir de prise. Le seul bémol de cette distribution vient du ténor polonais Arnold Rutkowski, voix pincée, nasillarde, sans la moindre séduction : il aurait fallu pour Vaudémont le lyrisme et l’élégance d’un Lenski pour interpréter le rôle de ce jeune homme enflammé par l’amour. Dommage, en particulier pour le duo central de cette Iolanta qui, sans être un chef-d’œuvre à l’égal d’Eugène Onéguine ou Dame de pique, est porté par quelques thèmes récurrents qui rappellent le magnifique mélodiste qu’a été Tchaïkovski.
Pour cette première partie de la soirée, le spectacle imaginé par Dmitri Tcherniakov est classique et élégant : à l’intérieur du salon d’une sorte de datcha tchékovienne perdue dans une campagne indéterminée, la jeune fille aveugle du Roi René vit dans un cocon tiède et doux – jusqu’à ce que l’irruption inopinée de deux jeunes gens ne fasse basculer son existence, l’amène à désirer découvrir la lumière, c’est-à-dire à ouvrir les yeux sur le monde et sur la réalité de l’amour humain. Ce désir lui donnera la force de recouvrer la vue et tout s’achève dans un happy end tranquille.
Dmitri Tcherniakov, avec une direction d’acteurs millimétrée, sait raconter cette histoire simple – mais qui demeurerait trop simple si elle ne glissait pas dans l’univers d’un Casse-Noisette totalement dénoué du divertissement sucré auquel on est accoutumé avec ce ballet. Le glissement de l’opéra au ballet est étonnant, le décor, concentré durant l’opéra dans ce petit salon, s’ouvre soudain comme s’il ne s’était agi que d’une représentation théâtrale donnée pour l’anniversaire de Marie, laquelle Marie est d’ailleurs venue remercier l’héroïne de la pièce, Iolanta, c’est-à-dire Sonya Yoncheva.
Et à présent, c’est une vaste pièce de cette maison bourgeoise qu’on découvre, où se déroule tout le rituel de cet anniversaire de la jeune Marie, dont la représentation de l’opéra n’était que le prologue. Trois langages chorégraphiques vont alors s’enchainer pour raconter cette histoire de Casse-Noisette, réécrite par Dmitri Tcherniakov. On est loin de la divertissante histoire de la jeune fille qui, le soir de Noël, reçoit de son oncle un casse-noisette et, la nuit, va retrouver ses jouets et se trouve mêlée à leur vie et à celle des souris avant de voir son casse-noisette se métamorphoser en prince charmant, un prince charmant qui l’emmène tourbillonner dans la forêt sous les flocons de neige puis au palais de Confiturembourg… avant de se réveiller sous l’arbre de Noël, son casse-noisette dans ses bras.
Dans le spectacle de Tcherniakov, Marie commence par recevoir des cadeaux pour son anniversaire – et cette fête est prétexte à des danses-pantomimes très colorées, dans un langage chorégraphique, celui d’Arthur Pita, situé à mi-chemin de Pina Bausch et de la comédie musicale. Marie se sent attiré par un beau jeune homme, qui est en fait le double de Vaudémont, le jeune homme amoureux de Iolanta dans l’opéra.
Mais dans la scène suivante, alors qu’elle redescend, la nuit, dans le salon et y rencontre justement son cher Vaudémont, tous les invités de la fête réapparaissent mais ils se font menaçants, grinçants, agressifs – le tout porté par la chorégraphie d’Edouard Locke dont la virtuosité mécanique, la rapidité des tempos, la gestique très cassante, créent une sensation d’oppression pesant non seulement sur Marie mais aussi sur Vaudémont, qui semble concentrer la violence méchante de tous les personnages. On le massacre, tout s’effondre.
Et on passe à la troisième scène, ouverte par un grondement sourd et une explosion effrayante, à laquelle succède un souffle fait d’un amoncellement d’immeubles éclatés : on pense bien sûr à l’attentat du 11 septembre 2001. Et au milieu de ces décombres, dans une obscurité compacte secouée d’incessants tourbillons intérieurs, Marie retrouve Vaudémont, qui a survécu. Et la révélation de l’amour, cet élan positif, s’impose contre l’accablement qui prend tout le reste, le monde détruit, les hommes titubant, devenus des ombres engluées dans le bitume du désespoir. Mais Vaudémont meurt pourtant et Marie reste seule, désemparée, comme en empathie avec ce désespoir et pourtant légère toujours : la chorégraphie de Sidi Larbi Cherkaoui est, là, impressionnante de maitrise autant que de fluidité, de virtuosité autant que d’intensité expressive : c’est assurément le plus beau des trois langages chorégraphiques proposés.
On la retrouvera, Marie, dans la scène suivante, toujours à la recherche de son Vaudémont, affrontant soudain un amoncellement de jouets d’enfants aux tailles démesurées (écho bien sûr de la trame habituelle du récit), se mêlant à eux ou se retrouvant dans ses propres doubles sur une chorégraphie à nouveau très systématique d’Edouard Locke : c’est d’ailleurs la limite du langage de ce chorégraphe qui ne renouvelle pas l’effet pulsatif initial mais semble le répéter à l’infini. En revanche, toute la dernière partie, chorégraphiée par Sidi Larbi Cherkaoui, est une pure merveille, avec d’abord un troublant passage du temps dans la vision du couple Marie / Vaudémont démultiplié puis vieillissant, des couples de plus en plus âgés remplaçant les plus jeunes, disparaissant dans cette valse infinie qui ouvre comme une méditation sur le temps qui passe. Les retrouvailles de Marie et de Vaudémont donnent alors lieu à un pas de deux éblouissant, d’une élégance toute balanchinienne, assurément le sommet chorégraphique de cet étonnant spectacle qui consacre une fois de plus l’art de Sidi Larbi Cherkaoui. Il n’y a plus qu’à admirer cette conclusion qui fait songer au film de Lars von Trier, Melancholia, avec cette météorite venue du fond du ciel, qui menace, grossit, s’approche et embrase le monde. On retrouve alors, comme dans le récit habituel, Marie chez elle, s’éveillant de ce rêve qui l’a transformée et fait devenir une adulte.
Mais il faut souligner que ce récit ainsi superbement articulé et déployant ces langages multiples est porté par le Ballet de l’Opéra en état de grâce, et en particulier par Stéphane Bullion, comme d’habitude tout en élégance dans le rôle de Vaudémont (en dépit de la peu seyante perruque rousse dont il est affublé), un rôle qui montre toutes les facettes de son talent d’étoile, et surtout par celle qui est assurément la révélation de la soirée, Marion Barbeau, lumineuse dans l’écrasant rôle de Marie, toujours en scène et toujours juste, quel que soit le langage chorégraphique. Marion Barbeau n’est aujourd’hui que sujet : parions qu’elle sera bientôt première danseuse et décrochera alors à court terme ce titre d’étoile que son exceptionnelle performance lui fait mériter déjà.
Au final, un spectacle tout à fait unique, avec deux figures magiques, Sonya Yoncheva et Marion Barbeau, deux expressions magnifiquement achevées d’une même femme dont l’intense quête d’amour la pousse à se dépasser à travers tous les langages, le chant, la danse, les danses, jusqu’au plus bel épanouissement.
par Alain Duault
Iolanta / Casse-noisette | à l'Opéra de Paris - Palais Garnier | jusqu'au 1er avril 2016
13 mars 2016 | Imprimer
Commentaires