La Traviata à l’Opéra de Dijon, l’accomplissement de Melody Louledjian

Xl_la-traviata-opera-de-dijon-2025-alain-duault © Mirco Magliocca / Opéra de Dijon

Melody Louledjian est une soprano lyrique qu’on a souvent entendue ces dix dernières années, toujours avec un plaisir renouvelé – mais avec cette Traviata à l'Opéra de Dijon, elle gravit une marche supplémentaire qui va la faire rayonner au plus haut durant les années qui viennent. Car elle offre là une caractérisation du personnage de Violetta qui va crescendo tout au long du spectacle, jusqu’à arracher des larmes à la fin, donnant à l’expression verdienne du tragique une élégance rare.

Ce spectacle (en coproduction avec l’Opéra national du Rhin) bénéficie, il faut le souligner, de plusieurs atouts – en dépit de quelques bémols. C’est à la metteure en scène allemande Amélie Niermeyer qu’a été confiée la réalisation du spectacle : bien connue en Allemagne, où elle a mis en scène de nombreux spectacles de théâtres autant que d’opéras, et où elle a été directrice de plusieurs grandes maisons, de Munich à Düsseldorf, elle est encore peu connue en France. Cette Traviata qu’elle propose est inscrite dans cette esthétique allemande qu’on appelle la Regietheater, qui n’hésite pas à bousculer la fidélité à l’œuvre originale pour la mettre au service d’une perspective politique. Mais, pour La Traviata, ce parti pris de décalage temporel se trouve être tout à fait conforme à l’esprit de Verdi ! En effet, on sait que le compositeur, frappé par la force de la pièce d’Alexandre Dumas fils, La Dame aux camélias, qui résonnait de surcroit avec sa propre vie (puisqu’il venait de se mettre en ménage avec une chanteuse, c’est-à-dire pour la bourgeoisie de son époque une femme de mauvaise vie, une dévoyée), a décidé aussitôt d’en tirer un opéra. Bien évidemment, cet opéra était tout à fait contemporain, c’est-à-dire que les protagonistes en étaient des hommes et des femmes de l’époque de sa création. Mais, au moment de préparer la première représentation en 1853 à la Fenice de Venise, la censure, épouvantée à l’idée que les spectateurs dans la salle puissent se regarder sur une scène devenue le miroir de leurs turpitudes, obligea Verdi à modifier décors et costumes pour faire de cette création un spectacle du XVIIIème siècle, alors que tout le récit était un reflet de cette société du XIXème siècle où elle avait pris naissance : ce fut une des raisons de l’échec de cette Traviata, qui dut attendre le siècle suivant pour être représentée dans l’atmosphère et les costumes du XIXème siècle… mais qui n’étaient donc plus contemporains.

La Traviata (c) Mirco Magliocca / Opéra de Dijon (2025)
La Traviata (c) Mirco Magliocca / Opéra de Dijon (2025)

Le point de départ, auquel on est accoutumé le plus souvent aujourd’hui sur toutes les scènes, celui d’inscrire l’œuvre dans un univers de notre époque, trouve-t-il là sa justification – mais le hiatus demeure : si le décor est contemporain, la musique, elle, est bien du XIXème siècle !... Toujours est-il que, à Dijon, le rideau se lève sur une friche industrielle, sorte d’usine abandonnée, à moitié écroulée, dans lequel une jeunesse branchée vient faire la fête – cette fête chez Flora qui ouvre la pièce. Bien sûr toutes les images de ces rassemblements mi rave party mi encanaillement de bourgeois sont réunies, cuir noir, paillettes, outrances en tous genres (comme ce figurant avec masque de chien qui, légitime dans cette atmosphère, devient vite insupportable dans la récurrence de ses interventions dont le mauvais goût culmine quand il lève « la patte » !...) : tout cela est assez laid, à la mode du théâtre d’aujourd’hui, mais globalement signifiant. Pourtant, on peut regretter que la direction d’acteurs, assez paresseuse, n’éclaire pas mieux cette situation qui, finalement, s’avère parfaitement conventionnelle. La suite sera plus intéressante, avec d’abord, au deuxième acte, une idée visuelle portée par un vrai sens de la dramaturgie. Les amants, Violetta et Alfredo, sont censés partir abriter leurs amours à la campagne : ici, la « campagne » est une vieille toile peinte représentant une campagne à l’ancienne, fixée de guingois sur le mur de béton de la friche industrielle, avec quelque mobilier de récup', c’est-à-dire qu’on comprend que ce départ à la campagne est une illusion, un jeu. C’est un point de vue et il est tenu.

Et quand le réel fera retour, c’est-à-dire que Violetta devra replonger dans sa condition de « courtisane », de fille entretenue, le décor sera arraché, saccagé et on reviendra dans cette friche industrielle où, en fait, tout se passe. Et alors, idée d’une rare poésie, Violetta rejetée, Violetta abandonnée, avise un accordéon, le serre contre elle et joue doucement le thème de l’Addio del passato comme une anticipation tragique : moment suspendu, déchirant. Le dernier acte nous emmènera ensuite dans un autre coin de la friche, où est aménagée une pauvre chambre décatie, avec un simple lavabo : c’est là que la malheureuse, abandonnée de tous, désargentée, s’est réfugiée pour attendre Alfredo, pour attendre la mort. Tout se tient donc dans cette mise en scène, tout y inscrit l’émotion mais la direction d’acteurs ne suit pas toujours, se contentant le plus souvent d’une gestique conventionnelle qui, au mieux souligne la situation (la violence d’Alfredo arrachant sa robe à Violetta dans la fête chez Flora, bourrant son soutien-gorge et son slip de billets : glaçant !), ou au pire l’étouffe (le duo Violetta/Germont du deuxième acte, platement dirigé sans que le frémissement puis la déchirure de l’âme de Violetta ne s’y inscrive). Seul le dernier acte est dramatiquement abouti en termes de jeu – mais est-ce la direction d’acteurs ou l’instinct naturel de Melody Louledjian qui porte l’émotion à son acmé ?

La Traviata (c) Mirco Magliocca / Opéra de Dijon (2025)
La Traviata (c) Mirco Magliocca / Opéra de Dijon (2025)

Mais si le spectacle se regarde avec intérêt, il s’écoute avec bonheur ! Sans doute le mérite premier en revient-il à Débora Waldman : la jeune maestra brésilienne, cheffe associée à l’Opéra de Dijon depuis 2022, fait des merveilles avec cette phalange très impliquée. D’un bout à l’autre de la représentation, elle porte l’œuvre avec un soin de chaque détail et un magnifique sens de l’architecture générale, sachant soutenir, porter, aider les voix, souligner un phrasé, suspendre le temps (le Prélude du troisième acte !), constamment présente, constamment inspirante. On saluera aussi la performance du Chœur de l’Opéra de Dijon, largement mis à contribution scéniquement tout en conservant une homogénéité vocale qui force l’admiration.

La distribution est variée, sans défaut, avec quelques seconds rôles qui sortent du lot, le Dr Grenvil d’Ugo Rabec, au timbre profond, et surtout l’attachante Flora de Marine Chagnon, dont le beau timbre charnu de mezzo et la présence rayonnante font espérer l’entendre très vite dans des rôles plus conséquents. En Alfredo, le ténor costaricain David Astorga fait entendre une voix vigoureuse, au timbre riche, solaire même, mais qui manque parfois d’élégance dans des phrasés projetés sans égard pour l’équilibre ; le Germont du baryton roumain Serban Vasile impose sans peine son personnage grâce à une voix ample, profonde, à la projection affirmée mais qui sait alléger quand c’est nécessaire (comme dans la fin de Di Provenza). Dommage seulement qu’une direction d’acteurs en berne laisse ces deux voix sans indication, laissant souvent revenir de vieilles attitudes (comme dans le duo Germont / Violetta du deuxième acte), en contradiction avec la proposition dramaturgique.

La Traviata (c) Mirco Magliocca / Opéra de Dijon (2025)
La Traviata (c) Mirco Magliocca / Opéra de Dijon (2025)

Et puis il y a Melody Louledjian dont la pureté lyrique est une signature, une voix qui sait, avec un naturel confondant, transcender les quelques manques de la direction d’acteurs pour s’insérer dans la proposition dramaturgique d’Amélie Niermeyer, y construire son personnage et donner à sa Violetta une intensité rare, qui fait le prix de ce spectacle. Si, au début du premier acte, elle semble avoir un peu de mal à se projeter, en particulier dans le bas medium, elle se ressaisit très vite et impose tout à la fois sa voix et son personnage. Appuyée sur un timbre clair, lumineux, ductile, une ligne raffinée, constamment soutenue, des phrasés déployés avec cette émotion habitée qui touche d’emblée, des aigus puissants et pleins, l’expressivité vocale de Melody Louledjian concourt à dessiner un portrait quasi idéal de Violetta. Mais le dessin théâtral du personnage n’est pas en reste, construit avec une intelligence subtile de ce qu’est cette femme qui, peu à peu, s’enfonce dans la douleur d’elle-même, jusqu’au dénuement, soutenue seulement par cet espoir de retrouver Alfredo, de retrouver cet amour déchiré, avec une progression dramatique qui s’épanouit au dernier acte. Dans sa chambre nue, Violetta se souvient (son Addio del passato arrache des larmes), Violetta se surpasse pour reculer la mort (Morir si giovine), Violetta veut croire encore dès qu’Alfredo est là (Parigi o cara), Violetta se relève, transfigurée (In me rinasce) – et Violetta disparait dans une lumière blanche, éperdue, quittant le monde et laissant le public la gorge sèche et les yeux pluie. Pour Melody Louledjian avant tout, mais pour tout ce spectacle (à quelques réserves près), cette Traviata est à marquer d’une pierre blanche.

Alain Duault
Dijon, 13 février 2025

La Traviata, Opéra de Dijon Métropole du 9 au 15 février 2025

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