Le Vaisseau Fantôme (Richard Wagner),
Festival de Bayreuth 2021
D’abord un grand bonheur, celui de pouvoir à nouveau jouir de ces effluves sonores qu’on entend là mieux que nulle part ailleurs : pour l’amateur de Wagner, le Bayreuther Festspielhaus est une source à laquelle il est indispensable de s’abreuver régulièrement et l’abstinence forcée de 2020 avait été douloureusement ressentie. De surcroit, une nouvelle production marquait cette réouverture et on avait acheté ses places avec un grand espoir : on a été servi au-delà de tout ce qu’on pouvait espérer. La réussite totale, vocale, orchestrale, scénique, de ce Vaisseau fantôme est un signe exceptionnel, celui de la renaissance d’un festival qu’on a pu craindre un temps s’enfoncer dans la routine ou dans la caricature : nous voici revenu sur les sommets. Bayreuth est de retour !
Oksana Lyniv
Première nouveauté – c’est incroyable mais c’est vrai – une femme est dans la fosse pour diriger cet opéra : jamais depuis 1876 une femme n’était montée au pupitre dans la mythique fosse (où, pourtant, nul n’est visible du public !). Mais cette présence d’Oksana Lyniv, jeune cheffe ukrainienne de 43 ans, ne serait qu’anecdotique si elle ne révélait un réel tempérament qui a pu se déployer avec ce Vaisseau. Encore un peu prudente, comme retenue, dans l’Ouverture, elle sait ensuite enflammer son orchestre en s’inscrivant dans la même logique que celle de la mise en scène, ardente et novatrice. Sous sa baguette, on entend des détails instrumentaux au sens propre in-ouïs, la harpe, les bois comme venant flotter à la surface des vagues de cordes pour mieux y replonger, le tout porté par une dynamique sans cesse relancée, sans jamais peser, sans jamais écraser, conservant une ligne claire, fluide même quand elle s’intensifie. Car cette direction semble battre au même pouls que le discours théâtral et, par là-même, en devient plus que jamais un vrai partenaire dramaturgique.
Pourtant, la pandémie qui a poussé la direction du Festival à ne pas laisser chanter sur scène le chœur, le fameux chœur de Bayreuth, (remplacé par des figurants – qui miment avec beaucoup de talent les chanteurs dans un dispositif sonore époustouflant : on croit vraiment qu’ils sont devant nous !) a occasionné quelque désagrément à Oksana Lyniv. C’est-à-dire a provoqué quelques décalages précisément avec ce chœur, en particulier au troisième acte, où il est très actif. Mais l’essentiel est la découverte de cette cheffe qu’on réentendra avec plaisir.
J’ai dit à quel point la direction d’Oksana Lyniv était en accord total avec la vision scénique imaginée par Dmitri Tcherniakov, c’est-à-dire qu’elle n’est pas romantique, elle est intense, secouée de spasmes et de déchirures : elle raconte, comme la mise en scène, une histoire à la fois d’aujourd’hui et de toujours, une histoire de secrets mis à jour bien plus que de fantômes. La « fable visuelle » de l’Ouverture, énigmatique au premier abord, révèle – au sens photographique – ce qui va se dérouler ensuite. Dans une ville de pluie, brumeuse, avec de hauts réverbères qui éclairent à peine les rues et les places, un homme rencontre une femme avec laquelle il semble avoir une relation sexuelle forte – mais à ce moment, l’enfant de la jeune femme arrive et voit sa mère dans cette posture brûlante ! Plantant l’homme sur place, elle part coucher son jeune garçon. Quand elle revient, l’homme la repousse brutalement – et le jeune garçon, à nouveau revenu, voit ce rejet cruel de sa mère. Tout le village regarde alors de travers cette jeune femme qui s’enfonce dans une solitude désespérée – ce désespoir qui la pousse à se pendre. Et l’enfant découvre sa mère au bout de la corde : il est mûr pour la vengeance. C’est cette vengeance à laquelle nous allons assister.
Car le Hollandais neurasthénique que nous allons découvrir dans la première scène, c’est l’enfant traumatisé qui a grandi et qui revient, plus de vingt ans après, pour se venger. On est à la terrasse d’un café de cette ville du Nord, où se retrouvent plusieurs hommes, l’un qui semble un bourgeois à l’aise (on reconnait, un peu vieilli, l’homme du Prologue : c’est Daland), et des marins ou ouvriers au chômage, en train de boire entre eux, jusqu’à ce que l’un, plus éméché que les autres se mette à chanter, la tête tombant sur la table, comme entrant dans son rêve. Le chant du pilote prend alors une évidence dramaturgique, d’autant qu’il est admirablement porté par Attilio Glaser, ténor au beau lyrisme. Au bout de la table, le personnage muet, visage fermé, dont on a compris qu’il est le Hollandais, monologue comme si son cerveau était empli de brumes analogues à celles du village. Puis il paie une tournée à tous ceux qui sont attablés et trinque sans un mot. Il lui reste à se lever, à les engager et à partir avec eux. Ce Hollandais, c’est le baryton dramatique suédois John Lundgren : dès cette première scène, il impose une sourde violence, une présence sombre, le poids d’une malédiction. La voix n’est pas exceptionnelle mais elle possède l’amertume et les noirceurs sinueuses du personnage et il parvient à transcender quelques « trous d’air » dans sa vocalité (sons détimbrés, aigus voilés, ligne de chant fluctuante) par une incarnation intense, magnétique même.
Au tableau suivant, on découvre un groupe de femmes assises sur une petite place de ce village composé de maisons anonymes, dont on ne voit jamais que l’extérieur (même le diner chez Daland se déroule dans une sorte de bow-window ouvert sur la rue) : elles répètent avec une ainée, Mary, une chanson qui tournoie gentiment – jusqu’à ce qu’une des plus jeunes de ces femmes, Senta, se lève et fasse éclater ce ronron tranquille en chantant sa ballade comme un appel exalté à ses consœurs pour qu’elles se réveillent, se révoltent, prennent leur destin en main. Mais surtout, elle saisit une photo qu’elle voit dans le sac ouvert de Mary, elle brandit cette photo, la montre à toutes les femmes pour leur montrer que Mary a dans son cœur le souvenir d’un homme qu’elle a sans doute aimé… Ce tableau, outre la formidable plus-value théâtrale qu’il apporte au drame, permet de découvrir la bombe vivante que représente la Senta d’Asmik Grigorian : à 40 ans, la belle soprano arméno-lituanienne est à l’acmé de ses immenses moyens et sa ballade est une des plus étonnantes, des plus déchirantes, des plus novatrices qu’on ait pu entendre depuis plusieurs décennies. Le triomphe immense qu’elle a récolté (salle en transe, applaudissements sans fin, frappes de pieds sur le plancher du théâtre) est à la mesure de la performance. Car Asmik Grigorian ne se contente pas de chanter, avec des accents si bouleversants qu’on en est sidéré, elle joue aussi, avec une liberté du corps inimaginable, dansant, sautant, à la fois adolescente rebelle et jeune féline. D’un bout à l’autre, Asmik Grigorian est superlative !
Le troisième tableau, dans cette véranda ouverte de la maison de Daland, diner bourgeois avec belle nappe, belle vaisselle, belles fleurs, belles bougies, belles convenances, nous révèle d’abord que, dans la vision de Tcherniakov, Mary est en fait la femme de Daland. Et cette femme a reconnu l’invité de son mari : c’est cet homme dont elle conserve la photo dans son sac à mains, c’est le Hollandais. Elle est troublée, elle se referme durant le diner, va jusqu’à quitter la table alors que Daland, affable, fait tout pour séduire le Hollandais, lui montrer qu’il peut lui vendre une « marchandise » de choix, sa fille. La mère l’a compris, s’inquiète, elle sait combien cet homme peut faire du mal, il lui en a fait jadis, elle voudrait en protéger sa fille… Cette réévaluation du personnage de Mary apporte une vision dramaturgique qui fait de ce personnage secondaire le pivot du drame. Car on peut se demander si Senta n’est pas la fille du Hollandais : la scène finale y trouverait alors une implacable logique… D’autant que cette Mary est chantée par Marina Prudenskaia, avec une expressivité très engagée, une science des équilibres acoustiques, une intelligence de chaque geste (qui montre aussi quel directeur d’acteurs est Tcherniakov). Son mari, Daland, est interprété par Georg Zeppenfeld, basse splendide aux phrasés larges, expressifs, aux couleurs multiples, à la diction exemplaire : lui aussi incarne superbement ce personnage veule, prêt à tout pour l’argent, sans affect mais sans énergie, un médiocre chanté somptueusement.
Au quatrième tableau, sur une place de ce village dont les maisons se déplacent régulièrement pour dessiner des perspectives sans cesse renouvelées, on voit les ouvriers et/ou les pêcheurs se réunir avec leurs femmes, laisser fuser leur joie, boire entre eux, s’amuser – jusqu’à ce que la milice du Hollandais fasse irruption, s’installe face aux autres. Les femmes sentent qu’il est temps de déguerpir, la situation se tend, le ton monte. Le Hollandais, impassible, laisse d’abord les hommes s’affronter – puis soudain se lève, sort un révolver et abat trois ouvriers. Senta, qui arrive à ce moment, est tétanisée, va vers le Hollandais pour obtenir des explications – mais il l’écarte et s’en va.
Erik, celui qui l’aime du plus profond de lui-même, celui auquel elle s’est promise, vient alors lui rappeler cet amour avec cette belle voix de ténor lyrique qu’est celle d’Eric Cutler. Elle élude, il insiste, elle le repousse – mais le Hollandais qui arrive à ce moment se méprend sur les intentions de Senta, la repousse alors qu’elle se jette dans ses bras : il ne la croit plus. Elle est désespérée, son désir est bafoué, tout son monde s’écroule : voici d’ailleurs que des flammes jaillissent des maisons, bientôt tout le village s’embrase, l’incendie fait rage, à l’intérieur des âmes autant qu’à l’intérieur des bâtiments. Senta fait encore un geste vers le Hollandais mais il se détourne – et soudain Mary arrive, un fusil à la main et abat le Hollandais. Qui abat-elle alors ? Son amour inabouti ? Ou rejeté ? Ou le père de Senta, qui risquerait de corrompre sa fille ? Ou une mémoire à effacer ? Senta est sidérée, elle désarme Mary que la folie gagne. Et tandis que la ville n’est plus qu’un gigantesque brasier, elle tombe sur une chaise, prostrée.
Chef-d’œuvre à tous les niveaux, vocal, orchestral, scénique, ce Vaisseau fantôme, événement du Festival 2021 est aussi l’un des plus excitants spectacles qu’on ait vu sur la Colline verte depuis longtemps. Un des plus beaux spectacles lyriques en même temps que l’assomption d’une chanteuse exceptionnelle, Asmik Grigorian. Oui, décidément, Bayreuth est de retour !
Alain Duault
Bayreuth (7 août 2021)
Le Vaisseau Fantôme (Richard Wagner), au Festival de Bayreuth 2021 (jusqu'au 20 août 2021)
12 août 2021 | Imprimer
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