Le point de vue d’Alain Duault : À Amsterdam, un Chevalier de rêve

Xl_der-rosenkavalier-c-claarchen-and-matthias-baus-dutch-national-opera-03 © Clärchen / Matthias Baus / Dutch National Opera

Le Chevalier à la rose est un chef-d’œuvre mais un chef-d’œuvre fragile car il peut être facilement mis à mal théâtralement ou musicalement, du fait de l’entrelacs de styles qui en fait son originalité. Richard Strauss l’a justement sous-titré « comédie en musique » : c’est donc l’équilibre du spectacle, à tous les niveaux, qui peut en assurer le succès. Si l’on en croit la réaction du public (une « standing ovation » quasi spontanée dès les premiers saluts !), on comprend que le bonheur était dans la salle – mais c’est précisément parce qu’il était sur la scène et dans la fosse.

Le spectacle de Jan Philipp Gloger est une réussite parce qu’elle est un tressage subtil de fils où la culture musicale croise le pastiche, où l’expression moderne croise la nostalgie du classicisme, où l’émotion, le tremblement imposent leur trouble évidence. Bien sûr, dans la fascination qu’exerce Le Chevalier à la rose il y a Vienne : où ailleurs qu’à Vienne pourrait-on situer ce chassé-croisé de la sensibilité et de la perdition qui se retient de basculer dans le tragique ? Où ailleurs qu’à Vienne pourrait-on imaginer une telle élégance associée à un tel vertige ? Où ailleurs qu’à Vienne pourrait-on accueillir cette tendresse blessée qui baigne l’œuvre, la filigrane, pénètre subtilement les fibres et fait tourner les têtes, comme la valse ? Car, bien sûr, Le Chevalier à la rose est une comédie, légère, légère, mais c’est aussi – c’est d’abord ? – la plus belle phrase accordée à la nostalgie.

Comment ne pas se laisser emporter par ces phrases sinueuses que Strauss a imaginées pour donner à entendre et à éprouver ce temps qui s’étire ou se contracte, révèle, déplace, conduit – puisque la grande affaire du Chevalier à la rose est celle du temps. Mais ce temps est-il simplement celui qui s’écoule et nous transforme et nous déforme, celui de la décadence d’un monde que figure Vienne, cette époque viennoise, celle de Strauss, dont le glas résonne dans ce regard porté sur l’époque Marie-Thérèse, elle-même époque de la fin d’un monde ? Est-ce celui de cette extraordinaire figure de femme, la Maréchale, qui concentre à la fois cette jouissance de l’instant, cette lucidité amère, et cette nostalgie devant l’écoulement du temps qui étouffe et qui tue ? La scène finale raconte tout cela de manière admirable mais aussi cruelle : la Maréchale y apprend le renoncement, Octavian y apprend la douleur d’avoir à choisir, Sophie y apprend que toute réalité est équivoque…


Der Rosenkavalier (c) Clärchen / Matthias Baus / Dutch National Opera

L’Ouverture donne d’emblée envie de pénétrer chez la Maréchale, dès son réveil : quand le rideau se lève sur l’admirable décor de ce palais privé, on se rend compte (les meubles en désordre, les corps encore moites, les voix mouillées) que la nuit a été ardente. Mais le fluide que recèle cette musique passée par Mozart est volatil. L’orchestre, les voix, le jeu, tout donne ce sentiment trouble d’une présence où l’on serait presque « de trop ». Et, quatre heures plus tard, quand la Maréchale tend une ultime fois la main à cet encore enfant qui la rajeunissait (et qu’elle avait baptisé « Quinquin ») avant de disparaitre à jamais, à l’issue de ce trio de voix féminines qui touche au sublime – et enchaine avec un duo Octavian/Sophie peut-être encore plus sublime –, on se sent soi-même comme vulnérable, confronté à cette immense solitude que concentre ce temps qui a passé et qui s’appelle l’âge. Car ce premier acte est essentiel : il dit déjà tout de ce qui a ébloui la Maréchale et Octavian, et tout ce qui va bientôt les séparer. Pour l’une, il est un dernier aveu fait à soi-même après avoir « fait semblant », pour l’autre il est ce qu’il croit une conquête et qui n’est qu’un « semblant ». Les péripéties, centrées sur le baron Ochs, avec la formidable scène de genre du grand lever, avec le machisme éhonté de ce noble rustaud qui n’a pas vu que le temps a passé, encore plus dans cette mise en scène qui montre l’éternité de cet opéra en le situant de plain-pied avec notre époque, tout cela n’est que la comédie qui cache les ombres mélancoliques. Mais l’essentiel est dans ces gestes qui se défont, dans ces regards qui se perdent, dans ce miroir impitoyable, dans ce temps qui est « une étrange chose » et porte la Maréchale jusqu’aux larmes réelles des dernières scènes, quand le dialogue avec Octavian n’est plus possible et qu’il ne comprend pas, quand, brisée, elle s’écrie, à peine est-il parti, « mais je ne l’ai même pas embrassé ! », quand, dans les dernières mesures étirées jusqu’à la nudité absolue, de vraies larmes montent aux yeux de l’admirable Maria Bengtsson, Maréchale d’une classe exceptionnelle, voix fruitée, timbre d’argent, souplesse infinie des phrasés, avec aussi cette fêlure intérieure qui lui donne ce frémissement bouleversant.

Il faut dire d’emblée combien tout cela est porté par une intensité, une sensualité et une subtilité rares par la baguette de Lorenzo Viotti : on n’entend que rarement une telle intimité avouée dans la direction de l’orchestre et des voix, cette connivence éperdue qui happe l’attention et plonge tout le monde dans un bain de soie sonore. Et les deux voix de Maria Bengtsson en Maréchale et d’Angela Brower en Octavian contribuent à hausser cette représentation au plus haut. Tout l’ensemble de la distribution est superlatif – mais ces deux-là sont exceptionnelles.


Der Rosenkavalier (c) Clärchen / Matthias Baus / Dutch National Opera

Le deuxième acte, dans la parodie assumée du parvenu qu’est Faninal, costumé en jet setter tropézien, costume blanc brillant avec toute cette vulgarité qu’affiche en parallèle le décor parfaitement too much de bonbonnière pour touristes, est un délice aux deuxième puis troisième degrés. Faninal montre que la solidarité dans la vulgarité est bien une antichambre de cette décadence qui conduit à l’avachissement des consciences. Si Octavian, chevalier venu porter la rose d’argent à Sophie, la fiancée d’Ochs (mais qui succombe sur le champ à un coup de foudre d’ailleurs partagé), ne s’interposait pas, la jeune fille pourrait être sacrifiée sur l’autel de la respectabilité bourgeoise prête à se vendre pour acquérir ce qu’elle croit être une once d’aristocratie et qui n’en est que la grimace répugnante. Mais, en véritable aristocrate, soulevé par l’amour qu’il découvre (et lui fait soudain oublier cruellement le faux amour qu’il éprouvait pour la Maréchale et qui n’était que du désir), il repousse le baron, le frappe même. Tout est consommé : Sophie est sauvée des griffes du prédateur et se laisse aller dans les bras d’Octavian. Le dernier acte, dans un bordel un peu agité qui remplace aujourd’hui la traditionnelle « auberge de campagne » (qui n’était guère autre chose… mais cachée par les fanfreluches du kitsch, spécialité viennoise), est un tourbillon farceur où l’on voit le baron se faire piéger aussi bien par son avarice que par son addiction au sexe. C’est une sorte d’opérette tourbillonnante – qui bascule soudain avec le retour de la Maréchale, absente du deuxième acte : l’élégance racée, rayonnante, même si un peu amère, de cette femme qui sait maquiller ses blessures pour se hausser à son rôle social qui est son ultime rempart contre le désespoir, est admirable. Elle sait imposer sa loi par sa seule présence, elle sait renvoyer son baron de cousin dans ses foyers douteux, elle sait donner une leçon à tous – et en particulier à la jeune Sophie qui découvre là ce que la condition de femme peut comporter de souffrance inavouée, de douleur même, mais aussi à Octavian à qui elle montre qu’elle avait, hélas, raison quand, le matin même, après leur nuit d’amour, elle tentait de lui apprendre le périssable. Personnage admirable, bouleversant, dont la noblesse et les blessures sont de toutes les époques, celle de cette Vienne du XVIIIè siècle comme celle de cet aujourd’hui qui nous tend son miroir impitoyable.

J’ai déjà dit combien Maria Bengtsson est grande dans ce rôle : qui peut aujourd’hui le chanter, le jouer, le vivre mieux ? Angela Brower, son Octavian, se hisse à son niveau, avec cette voix qui sait, comme son physique, épouser le caractère androgyne et fragile. Nina Minasyan est une Sophie très bien chantante, mais sa voix, déjà sensuelle, manque de la transparence proche de la fêlure qu’on attend de ce rôle. Christof Fischesser, en baron Ochs plus jeune que d’ordinaire, joue de son timbre un peu sec pour rendre son personnage parfaitement antipathique, tout comme Faninal. Mentions spéciales à la duègne savoureuse d’Iris van Wijnen et aux intrigants Eva Kroon et Marcel Reijans, sans oublier le ténor italien délicieusement « pavarottiste » d’Angel Romero. Mais tout cela vit, frémit, brûle, tourbillonne et émeut grâce à la baguette en tous points remarquables de Lorenzo Viotti : le jeune chef suisse de 33 ans, frère de la splendide mezzo Marina Viotti et fils du chef Marcello Viotti, nommé il y a deux ans directeur musical de l’Opéra national des Pays-Bas, est un des plus sûrs espoirs de la direction d’orchestre aujourd’hui. Ce qu’il fait avec ce Chevalier à la rose est du très grand art et les vingt dernières minutes des premier et troisième actes sont d’anthologie ! Vivement qu’on puisse le retrouver, à Amsterdam, à Paris, ou ailleurs !

Alain Duault
Amsterdam, 23 avril 2023

Le Chevalier à la Rose, Opéra d'Amsterdam du 13 au 29 avril 2023

* La Tosca que Lorenzo Viotti a dirigée la saison dernière à l’Opéra d’Amsterdam a été filmée et sera diffusée en février 2024 dans les cinémas UGC, dans le cadre de leur saison « Viva l’opéra ».     

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