Le point de vue d’Alain Duault : À Bastille, L’Or du Rhin au fond du gouffre

Xl_or-du-rhin_opera-bastille_2025-alain-duault © Herwig Prammer / OnP

Un nouveau Ring de Wagner est emblématique pour une grande maison d’opéra. L’Opéra de Paris est une grande maison : ce nouveau Ring en sera-t-il l’emblème ? Heureusement (pour la maison) non, car c’est un ratage total à tous les niveaux. D’habitude, L'Or du Rhin est l’entrée dans un monde dont on s’impatiente de découvrir la suite, les trois journées dont ce Prologue doit annoncer le projet : ici, rien n’apparait, rien n’accroche, rien ne retient, tant sur le plan scénique que – c’est plus inquiétant encore – sur le plan musical. On s’ennuie, on attend la fin…

Visuellement, tout est uniformément laid, un fond de scène constitué d’une sorte de mur de plaques métalliques perforées qui ne signifient pas grand-chose : est-ce un bunker ? la salle des coffres d’une banque ? ou l’intérieur démesurément agrandi d’un ordinateur ? ou rien, simplement des plaques grises laides et bruyantes quand les acteurs s’y heurtent. Comme c’est le seul décor de cet Or du Rhin, il faudra s’en contenter durant deux heures trente. D’autant que la médiocrité des éclairages qui confinent parfois à des éclairages de service n’aide pas à la séduction. Bien évidemment, les costumes sont au diapason de cette laideur, avec en prime un disparate qui interroge : si les Filles du Rhin sont de jeunes plongeuses (pourquoi pas ?), est-il nécessaire de les affliger de ces combinaisons bleu criard à bandes jaunes ? Pourquoi cet Alberich qui apparait avec dans le dos un chignon de fils électriques… dont il se débarrasse à peine entré en scène et qui ne servent à rien ensuite ? Pourquoi ce Fafner en costume de cow-boy, veste à franges et stetson sur la tête ? Pourquoi ce Froh en houppelande ocre style Rama Krishna ? Décors laids, costumes hideux, c’est une sinistre habitude de la scénographie contemporaine « branchée » – mais, passé cet absurde tic devenu un académisme (imagine-t-on la « révolution » que serait un décor élégant et de beaux costumes qui seraient signifiants et en rapport avec l’œuvre ?), on pourrait espérer découvrir une force théâtrale qui transcende l’impression visuelle : malheureusement non ! La mise en scène est inexistante, sans qu’un sens se dégage de la concaténation foutraque de ces éléments juxtaposés, la direction d’acteurs est paresseuse et ne dispense aucun récit, et on arrive à la fin sans vraiment comprendre ce que ces esquisses présagent de la suite – comme si le travail n’avait pas vraiment commencé et qu’on n’avait devant les yeux que quelques éléments épars dont on se demande ce qu’on va en faire. Un fiasco complet !

Mais la musique de Wagner est exaltante et on pouvait au moins espérer que, en fermant les yeux à cette inanité visuelle, on pourrait se consoler avec les sortilèges sonores de cet Or du Rhin… Hélas, ce qu’on entend est aussi déprimant que ce qu’on voit ! La première responsabilité en revient à la direction de Pablo Heras-Casado : dès les fameuses cent-trente cinq premières mesures qui, à partir du mi bémol initial donné par les huit contrebasses, puis les trois bassons, puis peu à peu tous les instruments, doit déployer l’image fondatrice de l’origine du monde, on n’y est pas du tout. L’orchestre – pourtant ce bel Orchestre de l’Opéra de Paris qu’on est accoutumé à entendre briller sous d’autres baguettes – commence difficilement, comme mal installé, manquant nettement d’homogénéité instrumentale dans ce qui doit déployer ce vaste livre d’images sonores… qui retombe là comme un soufflé raté ! Pourquoi ? Qu’est-ce qui manque à ce flux musical semblant se déverser sans être tenu ? Une pulsation d’abord, une marque personnelle, une intention et puis l’affirmation de la beauté orchestrale de cette musique qui peut être si fascinante quand elle est vraiment dirigée – alors qu’elle semble là simplement accompagnée, générant une banalité, un éparpillement, un manque total d’inspiration. On espérait – on retombe : l’ennui guette.

L'Or du Rhin, Opéra Bastille 2025 (c) Herwig Prammer
L'Or du Rhin, Opéra Bastille 2025 (c) Herwig Prammer

Médiocrité des décors et des costumes, conception dramaturgique inexistante, platitude de la direction musicale : se rattrape-t-on avec les voix ? Pas vraiment – mais un peu quand même. Pourtant ça commence plutôt bien : les Filles du Rhin (Margarita Polonskaya, Isabel Signoret, Katharina Magiera), aux timbres parfaitement appariés, s’ébattent vocalement avec fraicheur, même si peu soutenues par l’orchestre. Mais l’Alberich de Brian Mulligan, timbre à la noirceur affirmée mais sans projection suffisante, n’impose pas son personnage. Le Loge de Simon O'Neill reste, lui, très en dehors, avec une vocalité comme flottante, au contraire du Mime de Gerhard Siegel, plus présent sans pourtant irradier. Les géants, Fasolt surtout (Kwangchul Youn), et Fafner un peu moins (Mika Kares) sont convenable sans être inoubliables, les frères, Donner (Florent Mbia) et Froh (Matthew Cairns), passent sans marquer. Mais l’Erda calamiteuse de Marie-Nicole Lemieux, elle, consterne : qu’est-elle venue faire dans cette galère ? On aime la chanteuse au timbre riche et au rayonnement gourmand – et là, on se pince : est-ce vraiment cette Marie-Nicole Lemieux qu’on connait qui est venue s’abîmer dans ce fatras (avec ce costume mochissime et cette entrée scéniquement inexistante qui ne l’aident pas) ? La voix n’est en rien faite pour cette ligne et elle se noie dans ce Rhin – qu’elle devrait fuir !

En revanche, deux voix offrent quelques bonheurs dans cette soirée grisâtre, d’abord la belle Fricka d’Eve-Maud Hubeaux, altière, timbre bien projeté, présence réelle, et surtout le Wotan inattendu de Nicholas Brownlee (qui fait là ses débuts à l’Opéra de Paris, remplaçant Ian Paterson qui lui-même remplaçait Ludovic Tézier). Ce jeune baryton-basse, régulièrement affiché aux Opéras de Francfort ou de Munich, affirme d’emblée un timbre de bronze à la chaleur rayonnante, au chant projeté avec évidence mais sans jamais forcer, avec une ligne toujours tenue, une expressivité constante, une intensité frémissante : il donne furieusement envie de le réentendre. Même si l’on sort de l’Opéra Bastille assez amer, on se dit qu’on n’a pas totalement perdu sa soirée avec cette découverte d’une voix : c’est parfois aussi cela le miracle de l’opéra. Même si ça ne sauve pas un spectacle attristant…

Alain Duault
Paris, 5 février 2025

L'Or du Rhin, du 29 janvier au 19 février 2025 à l'Opéra Bastille

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