Créée en 1807, à l’orée du romantisme mais encore sous l’influence du classicisme de Gluck, préfigurant Berlioz et les figures de ce qu’on a appelé « le grand opéra à la française », les Meyerbeer, Halévy ou même Rossini, La Vestale de Spontini avait pourtant disparu des affiches jusqu’à ce que, en 1954, Maria Callas la ressuscite à la Scala de Milan. Depuis, on l’a entendue un peu en italien, quelquefois en français, mais en fait assez rarement ; ce retour à l’institution qui l’a vue naitre est donc tout à fait justifié pour l’Opéra de Paris : Alexander Neef poursuit ainsi ce travail patrimonial qui est aussi la mission de l’Opéra national.
La première préoccupation, quand on veut recréer un ouvrage que le public ne connait plus, est de lui donner une force dramaturgique qui puisse l’inscrire dans notre aujourd’hui – d’où le choix de l’Américaine Lydia Steier à la mise en scène. Sa vision radicale de la Salomé de Strauss a secoué les consciences ces derniers mois (cf mes points de vue des 23 octobre 2022 et 26 mai 2024) ; celle qu’elle propose de la Vestale est moins provocante mais part d’une analyse similaire du récit premier. Deux logiques s’affrontent, la logique amoureuse (Licinius aime Julia) et la logique politique (Licinius est le général vainqueur, et Julia est la vestale chargée d’entretenir le feu sacré). Chacun est face à son devoir, d’autant plus – et c’est l’idée initiale de Lydia Steier – que nous sommes plongés dans un univers dystopique inspiré du fameux livre de Margaret Atwwod, la Servante écarlate. C’est-à-dire que ce qui s’affronte, ce sont deux conceptions de la société et de son organisation autant que deux conceptions des rapports de domination, sexuels ou politiques. L’atmosphère (qui résonne bien évidemment avec les problèmes qui rongent plusieurs pays, de l’Iran à quelques autres) est sombre, toute de violence, de coups, de torture et de sang (un tropisme qui semble habiter Lydia Steier) : les femmes y sont affreusement maltraitées, humiliées, battues, mais les hommes ne sont pas mieux lotis, abrutis par la guerre ou le fanatisme religieux. Et tout cela s’inscrit dans un décor aisément reconnaissable, celui du Grand Amphi de la Sorbonne, au cœur de la culture et du savoir, avec les bustes posés en surplomb (dont celui de Voltaire), avec une salle de lecture ornée de ses lampes caractéristiques. Mais tout y est décrépit, comme abandonné par un pouvoir qui met à distance les intellectuels – et le symbole du feu de Vesta alimenté par des brassées de livres en un immense autodafé fait frissonner parce qu’il rappelle d’autres images anciennes, ou proches… La direction d’acteur est précise, au scalpel, toujours tournée vers cette affirmation obsédante d’une violence matricielle de cette société. Dommage seulement que Lydia Steier, se laissant emporter à la fin par ses obsessions (comme dans sa Salomé) invente une scène finale sans aucun rapport avec le texte et la musique, qui termine l’œuvre dans le bruit d’une mitrailleuse abattant on ne sait qui sous l’ordre du nouveau maitre, Cinna, l’ami pourtant si proche de Licinius qu’il aurait évincé à son profit : ce contre-sens inutile fait tache au bout de ce spectacle jusque-là parfaitement tenu dans sa proposition et sa réalisation.
La Vestale 23-24 © Guergana Damianova-OnP
Il faut pour rendre justice à cette œuvre une distribution puissante : l’Opéra de Paris l’avait réunie… mais le soir de la première, la Vestale, Elza van den Heever (qui avait été il y a deux ans la Salomé de Lydia Steier) était souffrante. Remplacer le jour-même le rôle-titre d’un opéra très rarement donné était une gageure : Alexander Neef y est parvenu grâce au vivier de l’Atelier lyrique de l’Opéra de Paris, où l’on s’est souvenu du passage marquant d’une jeune soprano, Elodie Hache, qui a entamé depuis une carrière plus qu’estimable sur de nombreuses grandes scènes. On s’est assuré qu’elle connaissait le rôle, en français, qu’elle était disponible le soir-même, et qu’elle avait assisté aux répétitions de la mise en scène… et Elodie Hache est entrée en scène avec, on l’imagine, une pression de plusieurs tonnes sur les épaules. Et elle a relevé le défi ! Et elle a triomphé de ce rôle écrasant, en donnant à Julia, la Vestale, une juvénilité dans le timbre, une palette de couleurs d’une belle richesse dans les phrasés et surtout un engagement physique très impressionnant, même quand, dans l’air du deuxième acte par exemple, on la sent au bord de sa limite. Mais le plus beau moment de sa prestation, c’est au dernier acte qu’elle l’offre, dans cette expression désespérée de celle qui va mourir, non pas mourir d’amour mais mourir par amour (« Tout mon crime fut de t’aimer ») : elle sait là projeter une générosité vocale qui confère à Julia cette noblesse ardente qui en fait une héroïne.
Face à elle, le Licinius de l’Américain Michaël Spyres montre encore une fois toutes les potentialités de ce chanteur unique : baryton ? ténor ? Qu’importe, ce qui compte c’est l’imagination du chant, la richesse multiple de l’incarnation, le style toujours parfait. Autour de ce couple, un autre couple, la face noire de l’œuvre, convainc totalement, avec la Grande Vestale de la grande Eve-Maud Hubeaux, voix ambrée, expression noire, présence vénéneuse, violence assumée, une vraie méchante, et le Souverain Pontife de Jean Teitgen, voix de bronze, projection sans faille, souffle ardent, le pouvoir dans toute sa fuligineuse véhémence. On n’oubliera pas le Cinna toujours très élégant de voix et d’allure de Julien Behr, auquel la perruque blond oxygéné confère une allure ambigüe sans aucun doute voulue par Lydia Steier. Les chœurs, très largement présents dans cette pièce, ont été préparés par l’indispensable Ching-Lien Wu : autant dire qu’ils sont superlatifs ! Et dans la fosse, on se plait à retrouver un chef français, Bertrand de Billy, qui fait une belle carrière… à l’étranger : il offre de cette Vestale une interprétation très romantique, souple, large, sans excès de fureur ni alanguissement, comme s’il attendait Bellini dont, moins de vingt-cinq plus tard, la Norma reprendra le fil de cette Vestale.
Un beau point d’orgue à une riche saison. Il faut à présent espérer que les bouleversements politiques qui s’annoncent seront vécus avec plus de calme que dans cette œuvre, et surtout qu’ils n’obéreront pas le développement harmonieux de cette maison, à présent qu’elle a retrouvé son rythme de croisière.
Alain Duault
Paris, 15 juin 2024
La Vestale à l'Opéra national de Paris Bastille, du 15 juin au 11 juillet 2024
16 juin 2024 | Imprimer
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