Hamlet est une pièce archicélèbre qu’on ne joue plus guère – encore qu’on se souvienne toujours de la série de représentations éblouies en 1988, dans la nuit du Festival d’Avignon, des soirées portées par la mise en scène foudroyante de Patrice Chéreau, portée par le tranchant et acéré Gérard Desarthe et l’émouvante Marthe Keller. Trente-cinq ans après, l’Hamlet que l’on retrouve à l’Opéra Bastille n’est plus le même : d’abord parce que, paré de l’opulente musique d’Ambroise Thomas, c’est un grand opéra à la française, dont la création en 1868 avait fait sensation, et dont on peut s’étonner qu’il ait presque disparu au XXème siècle. Surtout parce que la vision du metteur en scène polonais Krzysztof Warlikowski le transforme radicalement en le projetant dans notre univers contemporain.
Quand le rideau se lève, on est en fait, comme on le sait, à la fin de l’histoire puisqu’on y acclame le mariage de Claudius, le roi de Danemark, avec Gertrude, la veuve de son frère, qui l’a précédé sur le trône. Mais une immense ombre s’abat sur cette liesse : car Hamlet, le fils du roi assassiné, erre solitaire, vieux fou radotant engoncé dans un gilet informe et trainant les pieds en tournant en rond entre une table et un lit au milieu d’une sorte de cage, celle d’un hôpital psychiatrique où il est enfermé. Il y a quelques infirmiers sur le côté, une vieille femme en fauteuil roulant qui regarde un film en noir et blanc à la télévision, et ce pauvre clochard perdu qui semble balloté entre interrogations et ambigüités, dévasté par la mort de son père, par la trahison de sa mère (qui se remarie deux mois après le décès de son époux !), par un doute existentiel aussi – mais dont il voudrait passionnément qu’il ne s’étende pas jusqu’à son amour pour Ophélie : « Doute de la lumière, doute du soleil et du jour, doute des cieux et de la terre, mais ne doute jamais de mon amour ! ». D’emblée, on est plongé dans un univers sombre et grandiose, celui d’un vieil homme échoué sur la plage du temps, tout empêtré dans les fils de son existence qu’il semble avoir grand-peine à se remémorer, mélangeant les visages comme il mélange les cartes, à la table autour de laquelle s’assoient des visiteurs de passage, qui sont peut-être tous des pensionnaires de cet asile. Pour passer le temps dans cet espace mort où tout se délite, ils se racontent des histoires, ils sont exactement dans cet entre-deux si bien décrit par Michel Foucault dans son Histoire de la folie (dont la mise en scène de Warlikowski semble un prolongement vivant), ce « point de contact de l’onirique et de l’erroné » qui « noue des contenus obscurs avec les formes de la clarté ». Il y en a un, Laërte, qui se dit le frère d’Ophélie, et deux autres, Horatio et Marcellus, qui racontent à Hamlet avoir vu un fantôme, celui de son père mort – et affirment qu’il va revenir tout à l’heure. Alors ces « contenus obscurs », ces « fantasmes cernés de nuit », s’incarnent dans le « réel » perdu du pauvre Hamlet : le fantôme est là, il est bien là, c’est son père, habillé en clown triste qui éclaire le « réel » dans le cerveau embrumé d’Hamlet. Il lui dit que sa mère a été adultère, que son oncle l’a tué, lui, son père, en lui donnant du poison – et qu’il doit le venger !
Hamlet, Opéra Bastille - Ludovic Tézier (Hamlet), Clive Bayley (Spectre du roi défunt) (c) Bernd Uhlig / OnP
Le passage au deuxième acte ramène « vingt ans avant » – mais c’est encore un temps illusoire puisqu’on retrouve Claudius, le roi de Danemark, avec sa femme Gertrude, on retrouve Ophélie, avec tout son amour pour Hamlet, et on retrouve Hamlet qui, tout occupé à jouer avec une voiture télécommandée qu’il envoie dans les pieds du roi, est toujours ce même fou perdu dans un passé tourmenté dont il rebat les cartes sans pouvoir avancer dans la partie. On entre à sa suite dans un dédale mental dont l’égarement apparent est le reflet de ce voyage intérieur que fait Hamlet, enfermé dans la camisole de son incommensurable douleur. Avec une obsession permanente, celle de ce crime dont on ne sait pas vraiment s’il est « réel » ou « rêvé », puisque tout l’art de cette mise en scène est justement de créer un doute permanent sur cette frontière entre un désordre ostensible et le mécanisme rigoureux de l’inconscient, cette logique invisible à l’œuvre dans le cerveau du pauvre fou qui se traine dans cet univers inhumain. Théâtre implacable et bouleversant, touffu jusqu’à la confusion – mais cette confusion même est la matière de l’œuvre, cette fameuse interrogation, « Être ou ne pas être », qui ne débouche sur aucune réponse.
Il faudrait détailler image par image la progression de ce délitement, de cet enfoncement inexorable d’Hamlet dans les caves de sa conscience saccagée : Krzysztof Warlikowski sait y jeter l’acide jusqu’à en faire bouillonner la matière vivante. Car cette conception dramaturgique, à laquelle on peut adhérer ou non, cette psychiatrisation poussée du monde d’Hamlet, tire sa force d’une cohérence implacable et d’une direction d’acteurs théâtrale au sens le plus fort du mot : il sait d’un geste, avéré ou avorté, ou d’un regard, à peine effleuré ou appuyé, nous emmener au cœur de la conscience de ses personnages. Mais pour qu’une telle direction d’acteurs trouve son épanouissement et devienne un langage, il faut des acteurs – et en l’occurrence des chanteurs qui soient des acteurs. Ici, tous le sont à leur meilleur : on sent que durant des heures, ils ont été invités à entrer, corps et âme, geste et voix, au plus profond de ces êtres déchirés. Warlikowski les a sculptés, peut-être même à leur corps défendant, mais le résultat est impressionnant.
Sans doute y a-t-il quelques baisses de régime dans cette grande représentation, les quatrième et cinquième actes en particulier, après l’entracte, ne retrouvent pas l’urgence des trois premiers, comme si tout avait été dit et qu’on tournait un peu en rond – de la même façon qu’il y a des moments de moindre inspiration dans une partition qui n’a pas la force d’autres qui lui sont contemporaines (il suffit ce rappeler que, l’année précédente, en 1867, en ce même Opéra de Paris, Verdi créait son Don Carlos). Mais la force de ce spectacle s’impose pourtant, quelles que soient les appréciations qu’on puisse avoir sur tel ou tel détail, sur un décor plutôt laid, des costumes inégaux, un ballet sans intérêt… Car il y a là le travail d’un véritable homme de théâtre qui sait faire renaitre cet Hamlet pour notre aujourd’hui.
Hamlet, Opéra Bastille - Lisette Oropesa (Ophélie) (c) Elisa Haberer / OnP
Il faut souligner que cette réussite bénéficie d’une réalisation musicale qui honore l’Opéra de Paris, en réunissant quatre personnalités exceptionnelles pour les quatre rôles principaux : Lisette Oropesa éblouit par sa fragilité humaine (qui n’est en rien vocale !), avec un engagement touchant, la détresse d’une qui n’a pas été touchée par l’aile de la folie et qui ne comprend pas comment son amour lui échappe, qui croit aimer encore un homme, Hamlet, alors qu’elle ne serre plus qu’une ombre. Pour le rejoindre, elle entrera dans les couloirs de la folie sans pourtant y parvenir, Hamlet restant obstinément replié sur cet ailleurs où elle n’a plus sa place. La prononciation française de Lisette Oropesa est exemplaire, sa voix au timbre de pêche séduit dès sa première intervention, bouleverse dans son duo désespéré, apitoie dans cet ultime effort pour gagner « l’autre rive », où elle se noiera. On est accoutumé à des voix plus acérées (Natalie Dessay hier, Sabine Devieilhe aujourd’hui) pour cette scène de folie qui doit brûler l’âme en arrachant le cœur : Lisette Oropesa y est superbe mais ne nous jette pas au feu ; c’est une Ophélie humaine qu’on voudrait sauver, un peu comme Giulietta Massina dans La Strada de Fellini.
L’autre grande voix féminine de la distribution est celle d’Eve-Maud Hubeaux, Gertrude elle aussi d’une ravageuse humanité, portée par une voix capiteuse et ardente, une voix de chair et de sang, qui impose et s’impose, comme sa haute taille qui dit sa majesté. Et sa forte présence dramatique est à l’aune de cette voix : le formidable duo qui clôt le troisième acte en offre l’acmé, entre un Hamlet éperdu de haine et sa mère effarée, implorante (au point qu’on s’interroge sur leur relation œdipienne – d’autant que, à la fin de l’acte, ils se glissent ensemble dans le même lit alors que la Reine termine par ces mots : « Ô nuit terrible ! Ô nuit d’épouvante et d’horreur ! »…).
Hamlet, Opéra Bastille - Jean Teitgen (Claudius), Eve-Maud Hubeaux (Gertrude), Lisette Oropesa (Ophélie), Ludovic Tézier (Hamlet), (c) Elisa Haberer / OnP
Jean Teitgen est Claudius, le roi de Danemark : on est d’abord heureux que l’Opéra de Paris reconnaisse enfin à cette occasion qu’il est sans doute une des plus grandes voix de basse française. Il l’affirme encore à travers ce personnage qu’il porte autant qu’il le chante : royalement. Le timbre est somptueux, le phrasé conduit avec évidence, l’inéluctable, inscrit dans son regard inquiet, dit toute son angoisse : admirable composition du personnage.
On n’aura garde d’oublier le reste de la distribution, le fin Laërte de Julien Behr, les Horatio et Marcellus de Frédéric Caton et Julien Henric, le spectre au timbre fuligineux de Clive Bayley, le Polonius de Philippe Rouillon et les fossoyeurs d’Alejandro Baliñas Vieites et Maciej Kwasnikowski. Tout comme les chœurs ou l’Orchestre toujours au plus haut, conduits par ce jeune chef, Pierre Dumoussaud qui, après une retenue un peu inquiète dans les deux premiers actes, affirme ensuite une superbe puissance architecturale quand il déploie toutes ses troupes avec une gourmandise dont la richesse emporte : c’est assurément une baguette à suivre, qui fait déjà honneur à l’école de direction française.
Mais bien sûr, toutes ces couronnes méritées sont là pour saluer in fine le héros de cette soirée, Ludovic Tézier, un chanteur pour lequel on perd tous les adjectifs tant sa performance superlative émeut et conduit à la fois aux sommets et aux tréfonds de l’expression humaine. Il y a chez Ludovic Tézier une profondeur qui confine au vertige : c’est d’abord un diseur admirable (et l’on entend là l’habitude de la fréquentation de la poésie) ; il y aussi, bien sûr, ce timbre qui est une signature, de braise et de bronze quand il passe du feu de la vengeance à la certitude de la détermination, d’airain et d’argent quand il passe de la tendresse éployée à la poésie frémissante ; il y a cet art de la pulsation qui déroule les phrases comme l’évidence d’une main qui se tend vers l’oreille et donne au rythme son assise ; il y a enfin ce jeu d’un acteur qui sait creuser dans ses tranchées intimes pour remonter au jour l’âme de cet Hamlet. On peut citer d’autres beaux barytons, on peut nommer quelques autres Hamlet : Ludovic Tézier est aujourd’hui le plus grand. Parvenu au plus haut de son art, maitrisant tout, la voix, le geste, le silence, l’intention, il nous emmène loin, très loin, jusqu’aux fond des enfers de ce drame. Il est Hamlet, comme l’a sans doute été Jean-Baptiste Faure, son créateur. Grâce à lui ce spectacle va résonner longtemps dans la mémoire de ceux qui l’auront vu, et entendu.
Alain Duault
Paris, 14 mars 2023
Hamlet à l'Opéra Bastille, du 8 mars au 9 avril 2023
15 mars 2023 | Imprimer
Commentaires