Leonard Bernstein a été un personnage pluriel, à la fois un des plus grands chefs de son temps, un pianiste raffiné, un compositeur aux talents et aux styles multiples, un formidable pédagogue à la télévision (on en a un extrait éloquent dans le spectacle), un fou de poésie (il a d’ailleurs un temps été titulaire d’une chaire de poésie à Harvard) – mais, pour une partie un peu snob du public lyrique, il a longtemps été relégué au rang d’amuseur, pâtissant du considérable succès de sa comédie musicale West Side Story. Le choix de l’Opéra de Paris est donc judicieux de faire entrer Bernstein au répertoire avec cet ultime opéra, A Quiet Place, qu’il a créé en 1983, à 65 ans, et qui résume différents aspects de sa vie, à la fois personnelle et musicale. Et en réunissant tous les ingrédients, direction, distribution, mise en scène, de nature à lui donner ses chances de toucher le public : objectif atteint ! La version qui est proposée « en création mondiale » à l’Opéra de Paris est celle que Bernstein a reprise en 1986 (après l’échec de la première création), puis qui a été encore reprise en 2013, après sa mort, avec une adaptation du livret et une partition alors pour petit ensemble, avant d’être une dernière fois transformée en une version pour grand orchestre – que nous avons donc découverte là.
Le Prologue nous plonge, sur un vaste écran qui occupe toute l’avant-scène, dans une course-poursuite avec la mort : une jeune femme, vêtue d’une robe rouge, seule touche de couleur dans ce film en noir et blanc un rien hitchcokien, zigzague au volant d’une grosse américaine sous une pluie battante, entre les gros trucks d’une route nocturne très encombrée. Elle roule à tombeau ouvert… et, bien sûr, le pire arrive : la voiture dérape, bascule et se renverse sur la chaussée, le corps démantibulé de la conductrice glisse sur l’asphalte, ensanglanté, mort. La musique qui porte ce début foudroyant est violente, sèche, musique « de film » pour une séquence cinématographique qui ouvre bien le drame.
Et le 1er acte enchaine aussitôt, sur scène, avec la cérémonie funéraire de Dinah, la morte de l’accident, qui réunit famille et proches dans un pépiement d’une cruauté au réalisme étonnant, à la Gianni Schicchi. Comme dans toutes réunions familiales, beaucoup de choses remontent du passé, les rancœurs, les non-dits, les aveux impossibles : c’est là que la direction d’acteurs très précise de Krzysztof Warlikowski et la qualité vocale individuelle d’une distribution excellente jusque dans ses plus petits rôles font que ce tourbillon semble animé par l’évidence de la vie. Il y a le médecin, Jean-Luc Ballestra, et son épouse, Emanuela Pascu, l’indispensable psychanalyste (on est en Amérique !), Loïc Félix, et un savoureux quatuor de pleureuses et pleureurs, sorte de mini chœur antique qui commente tout, sur le côté droit de la scène, avec quelque chose de « ragoteur », avec entre autres la soprano Marianne Croux, et puis il y a encore Susie, l’amie de la morte, formidable Hélène Schneiderman, son frère, Bill, Régis Mengus : tous imposent leur présence en quelques phrases.
Et, alors que son mari, Sam, parait figé dans la sidération, arrivent les plus proches de la défunte, son fils, Junior, le dynamique Gordon Bintner, sa fille, Dede, épatante Claudia Boyle, si naturelle dans ce rôle, flanquée de son mari, François, chanté et incarné superlativement par Frédéric Antoun, ce mari lui-même amant de… Junior, le frère de Dede ! On comprend qu’il y a là, entre la salle du funérarium et le pavillon de banlieue très middle-class des 2ème et 3ème actes, tous les éléments d’une chronique familiale qui a souvent des allures de soap opera : les souvenirs reviennent, certains un peu limite (un inceste entre le frère et la sœur), on lit le journal intime de Dinah, on fouille les placards, ceux de la mémoire et ceux où gisent les robes de la morte qu’endosse la fille sous l’œil caverneux du père-veuf. Bientôt Sam découvre une lettre de sa femme dans laquelle elle fait ses adieux, révélant que l’accident initial était en fait un suicide… Chacun tente de s’arranger avec le réel et les sentiments jouent au ping-pong. Ce serait pourtant si bien de se retrouver autour de Sam : toute la détresse humaine se montre là, dans ce quatuor final du père, de ses deux enfants et du gendre, un quatuor qui esquisse des pas de deux, des embrassades, mais ne peut empêcher les blessures d’affleurer encore. Peut-être arriveront-ils à « refaire famille » : on n’en est pas sûr…
La mise en scène de Krzysztof Warlikowski est d’une justesse qui n’est pas toujours sa qualité première : il n’encombre la scène d’aucun de ses fantasmes souvent récurrents, il va à l’os, il raconte avec empathie et avec cet art, qu’on ne peut jamais lui dénier, de la direction d’acteurs. Tout vit, tout est évident. Mais si cette re-création de A Quiet Place est une telle réussite, c’est sans doute aussi du fait de la réorchestration de Garth Edwin Sunderland qui donne une épaisseur, une matière vivante à cette musique dont on a le sentiment qu’elle a trouvé là sa version définitive – réalisant avec cet ultime opéra l’œuvre sans doute la plus proche de Bernstein, qui y a, semble-t-il, mis beaucoup de lui-même. Une sorte d’adieu doux-amer d’un homme qui a traversé le siècle avec panache mais non sans blessures. Mais tout cela n’existerait pas avec une telle force s’il n’y avait un maitre d’œuvre musical : Kent Nagano porte cette pièce avec un élan, une empathie qui, bien sûr avec lui, n’obère jamais la précision, mais semble nourrie d’un lyrisme intérieur qui fait tout s’épanouir – et offre aux spectateurs de l’Opéra de Paris, ravis, la chance de découvrir une œuvre quasi inédite, dont l’humanité montre à quel point l’opéra a encore à nous dire aujourd’hui.
Alain Duault
Opéra de Paris, 9 mars 2022
A Quiet Place, Opéra national de Paris - Palais Garnier, du 07 au 30 mars 2022
Crédit photos : © Bernd Uhlig / OnP
11 mars 2022 | Imprimer
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