C’est la première fois qu’on donnait le Triptyque de Puccini au Festival de Salzbourg et il est sûr que l’on se souviendra de cette production qui est un événement ! D’abord parce que le metteur en scène, Christof Loy, a délibérément choisi d’inverser l’ordre traditionnel des trois pièces, Il Tabarro, Suor Angelica et Gianni Schicchi, en remontant le troisième de ces petits opéras en ouverture de la soirée. L’effet produit est évidemment l’expression d’une volonté dramaturgique (donner à voir la progression d’une représentation de la cupidité d’une famille à celle de la jalousie mortifère d’un couple qui se défait, jusqu’à la solitude tragique d’une femme, pauvre âme perdue dans une douleur plus grande qu’elle), mais c’est aussi la conséquence de l’engagement d’une personnalité exceptionnelle, une chanteuse-actrice comme on en rencontre rarement, Asmik Grigorian, Lauretta dans Gianni Schicchi, Giorgetta dans Il Tabarro, Suor Angelica dans l’ouvrage éponyme. De ce fait, les trois pièces prennent une autre résonance dramatique.
Il trittico · Gianni Schicchi 2022: Alexey Neklyudov (Rinuccio), Manel Esteve Madrid (Betto di Signa), Caterina Piva (La Ciesca), Iurii Samoilov (Marco), Enkelejda Shkosa (Zita), Lavinia Bini (Nella), Scott Wilde (Simone) © SF / Monika Rittershaus
L’art de Christof Loy est celui de l’épure : il l’affirme d’emblée avec ce Gianni Schicchi, entièrement concentré dans une vaste pièce aux murs nus, avec en son centre, sur une manière d’estrade, un lit, le lit de mort de Buoso Donati dont, au lever du rideau, on découvre la famille en train de se bâfrer en bêlant une lamentation faussement éplorée pour le « cher Buoso ». Mais cette famille est bien évidemment là d’abord pour l’ouverture du testament… Et d’ailleurs, où donc est-il ce testament ? Chacun de fouiller, sous le lit, dans le lit, dans l’armoire, le réfrigérateur ou tout autre recoin… jusqu’à ce qu’on le découvre, qu’on le lise, qu’on s’alarme : le « cher Buoso » a tout légué aux moines et aux bonnes œuvres ! La colère et la cupidité mêlées vont amener à une « solution » qui, dans un premier temps, satisfait tout le monde, celle de faire refaire le testament dans une toute autre perspective redistributrice par un complice qui saura rouler le notaire : Gianni Schicchi accepte de jouer ce rôle, mais la comédie s’enraye quand, après avoir « distribué » quelques menus arpents, le faux Donati attribue l’essentiel de sa fortune à… Gianni Schicchi ! L’effroi de la famille est irrésistible mais le tourbillon de colère est vite balayé par l’heureux récipiendaire, qui chasse tout le monde de ce qui est désormais « sa maison » ! Seuls, les jeunes Lauretta et Rinuccio, cœurs purs et corps ardents, se retrouvent sur le lit fatal… pour y faire l’amour pendant que Schicchi tire la morale de cette pièce à l’efficacité garantie. Une direction d’acteurs fine, d’une précision étonnante, d’une vérité criante, donne à cette comédie cruelle un rythme éblouissant, avec une seule parenthèse de tendresse, celle des apartés amoureux de Lauretta et Rinuccio, avec la demande pressante de Lauretta à Schicchi, son père, pour qu’il lui donne la permission d’épouser son Rinuccio – et c’est cet air devenu un « tube », O mio babbino caro, que chante la jeune femme, permettant à Asmik Grigorian de faire entendre une première fois son timbre vermeil et son art du chant devenu une évidence.
Il trittico · Il tabarro 2022: Roman Burdenko (Michele), Asmik Grigorian (Giorgetta) © SF / Monika Rittershaus
Avec Il Tabarro, c’est un autre signe qui occupe la scène, celle d’une belle péniche posée à même le sol, lieu d’un huis clos qui déploie ses entrailles au pied d’une passerelle incertaine. C’est là que, au bord de la nuit, la jalousie jette ses filets : Giorgetta, la femme du patron de la péniche, Michele, y est en effet amoureuse du matelot, Luigi, et prête à partir avec lui. Mais Michele est soupçonneux, il sent que sa femme ne l’aime plus, il furète puis se cache en attendant que l’éventuel amant se présente : au signal qu’il croyait convenu avec Giorgetta, une allumette qu’on craque pour allumer une cigarette, Luigi se précipite – mais c’est Michele qui rallumait sa pipe ! Les deux hommes sont face à face, l’un est de trop : Michele se jette sur Luigi et le tue, avant de recouvrir son cadavre d’une houppelande qui trainait là (et donne son titre à la pièce). Quand, inquiète, Giorgetta sort de sa cabine, elle rencontre son mari qui l’attend, lui désigne la houppelande à ses pieds : elle y découvre le cadavre de son amant. Horrifiée, elle comprend que son avenir est sans issue. C’est bien sûr Asmik Grigorian qui incarne Giorgetta, avec une vérité brûlante, celle d’une sorte d’Edith Piaf qui trimbale son malheur et ses rêves de pacotille, encouragée par l’amour, ou ce qui se dit tel, de l’inconsistant Luigi, auquel le ténor mexicain Joshua Guerrero prête son joli timbre lyrique, face au Michele massif, brutal, possessif du baryton russe Roman Burdenko, admirable de voix et de chant.
Suor Angelica clora ce triptyque, devenu trilogie par l’ingéniosité de Christof Loy autant que par la présence incandescente d’Asmik Grigorian pour laquelle, à l’évidence, cette soirée a été montée. Au début, quelques saynètes brossent l’atmosphère du couvent dans lequel Suor Angelica a été placée après cette faute que la société aristocratique dont elle est issue ne tolère pas, avoir eu un enfant hors mariage. Mélancolique et résignée (semble-t-il) au milieu de ses sœurs soumises au rituel de la communauté, Suor Angelica ronge son frein. Mais la visite de sa tante qui lui révèle la mort de son enfant, fait basculer la routine dans le drame. La Suor Angelica, souvent montrée comme un ouvrage un rien sulpicien, devient soudain une pure et implacable tragédie, dans laquelle culmine l’art autant vocal que théâtral d’Asmik Grigorian, dont on n’est pas prêt d’oublier les vingt dernières minutes, hallucinantes, durant lesquelles on ne respire plus tant on est aspiré par l’émotion. Déchirée par le deuil, Angelica se défait avec une violence destructrice de son habit de sœur et enfile une petite robe noire qui la libère de la sujétion religieuse, fume une cigarette (celle de la condamnée) et se tue comme dans une terrible apothéose du malheur. Chaque mot, chaque son, chaque inflexion du chant font d’Asmik Grigorian une sorte de brasier dans lequel elle se consume : on regarde bouche bée, on écoute, on est saisi par une telle vérité nue, on pleure. L’ovation qui succède à ce volcan émotionnel est à la mesure du choc éprouvé. Tous les artistes saluent alors : tous sont du meilleur niveau. Le chef, Franz Welser-Möst, est lui aussi acclamé avec cet Orchestre Philarmonique de Vienne dont il tire des sonorités capiteuses – sans doute souvent plus straussiennes que pucciniennes, mais quelle splendeur ! Le Festival de Salzbourg se montre là à son plus haut niveau. Raison de plus pour annoncer à tous ceux qui n’ont pas eu la chance de partager cette expérience rare qu’ils le pourront bientôt : ce Triptyque de Puccini sera repris tel quel durant la saison 2023/24 de l’Opéra de Paris. Avec Asmik Grigorian !
Alain Duault
Salzbourg, 9 août 2022
11 août 2022 | Imprimer
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