C’est en 2003 que Bernadette et John Grimmett, deux délicieux anglais francophiles qui ont acquis un superbe domaine en Anjou, à Baugé, les Capucins, décident d’y fonder l’Opéra de Baugé et y donnent comme spectacle inaugural, tropisme britannique oblige, Albert Herring de Benjamin Britten. Programmant chaque été trois ouvrages, dont au moins l’un est une découverte ou un opéra peu fréquent dans les circuits lyriques, ils créent ainsi petit à petit une manière de Festival de Glyndebourne angevin. Et l’audience, d’abord locale, devient régionale puis nationale et même internationale. Il faut dire que tout y contribue, le charme du lieu, avec en particulier cette grande clairière où, à l’entracte – un entracte qui ne dure jamais moins d’une heure –, les spectateurs partagent des pique-niques sympathiques et colorés, l’esprit qui souffle là, fait de professionnalisme et de générosité, de jeunesse et d’ouverture, et la curiosité passionnée des fondateurs qui, flanqués d’indispensables bénévoles, font de l’Opéra de Baugé un havre de paix dans notre monde si cabossé.
Cet été, les trois nouvelles productions proposées sont d’abord un spectacle hybride mariant Cavalleria rusticana de Mascagni à L'enfant et les sortilèges de Ravel, puis un opéra très rarement monté en France, La Fiancée vendue de Smetana (en avance d’une année puisqu’on célébrera l’an prochain le bicentenaire de l’auteur de La Moldau), enfin un chef-d’œuvre de Verdi, Un bal masqué – le tout entrecoupé de concerts, master classe et même d’un concours international de chefs d’orchestre. Un défi auquel s’est ajouté un mauvais temps qui a perturbé plusieurs représentations – sans pourtant entamer la bonne humeur et la satisfaction du public venu nombreux, comme chaque année.
Pour nombre de spectateurs, La Fiancée vendue, l’opéra le plus aimé et le plus joué en Bohême, est devenu depuis sa création en 1870 une référence de la musique tchèque. Mais pourquoi donc ne s’est-il guère imposé hors d’Europe centrale ? Peut-être parce qu’il exige un mélange de solistes, de chœurs, de danseurs et même de comédiens, difficile à réunir. Bernadette Grimmett a choisi de le mettre en scène dans une simplicité épurée qui a le mérite de le faire exister mais sans rendre toute sa dimension à cette partition rutilante. Manque d’effectifs, tant au niveau des choristes que des danseurs, défection du rôle masculin principal, celui de Yenik, qui a dû être remplacé in extremis sans avoir les moyens vocaux adéquats, fluctuation quant à l’intonation de la part du rôle-titre en dépit d’un beau timbre, direction mal maitrisée qui donne l’impression d’un orchestre brouillon, le tout scandé de violentes bourrasques de vent qui font au spectacle une « basse continue » perturbante : le moins qu’on puisse dire est que tout n’est pas réuni pour offrir la meilleure réalisation de ce petit joyau musical. Pourtant le public, emballé par l’œuvre, ses rythmes vifs, ses couleurs folkloriques, sa bonne humeur, et aussi la qualité de plusieurs voix, dont celle du Vachek de Paul Curievici, fait un réel succès à ce spectacle.
Mais plus qu’un succès, c’est un triomphe que recueille Un bal masqué de Verdi le lendemain. Ouvrage de maturité, c’est une œuvre hybride, tragique avec des moments plus légers, avec des couleurs multiples et moments de grande intensité : le spectacle conçu par Bernadette Grimmett s’inspire du théâtre de tréteaux, avec des praticables en bois qui délimitent symboliquement les espaces scéniques, choisissant de tout concentrer sur l’action au détriment des décors réduits à quelques accessoires minimaux. Donné dans sa version originale, celle de 1859, basée sur les événements réels qui ont accompagné l’assassinat du roi de Suède Gustave III au cours d’un bal masqué à l’Opéra royal de Stockholm, l’opéra se déploie harmonieusement grâce, en premier lieu, à la qualité de la direction du jeune chef anglais Gary Matthewman.
Chef adjoint de l’Opéra Royal de Covent Garden, il fait entendre en quelques mesures un orchestre qui semble transfiguré parce que tenu, sachant en équilibrer les masses, mettre en valeur les timbres, souligner un phrasé, le déployer, le scander de ponctuations nettes, vibrantes, caractériser les atmosphères : un superbe travail.
Mais la distribution dont il dispose lui offre aussi la possibilité d’une véritable expression théâtrale en musique grâce à des personnalités vocales affirmées, l’Ulrica de l’estonienne Monika-Evelin Liiv, un mezzo corsé aux couleurs fuligineuses de contralto, qui, dans sa vaste robe à la Klimt, sait donner toute sa dimension à ce personnage sombre, l’Oscar à la légèreté poétique de la jeune colorature coréenne Yae-Eun Seo, ou la somptueuse Amelia de la soprano japonaise Eri Nakamura, véritable révélation de ce Bal Masqué. Pureté du timbre, autorité vocale, projection ardente, expressivité (son air, « Morro, ma prima in grazia » est bouleversant), tout concourt à faire de chacune de ses apparitions un moment d’intense émotion. Mais la distribution masculine n’est pas en reste, du brillant ténor argentin Pablo Bemsch en Riccardo, au Renato du baryton ukrainien Yuriy Yurchuk, timbre sombre, phrasés amples, tout à fait dans l’esprit du chant verdien, sans oublier la toujours impressionnante voix de basse du russe Denis Sedov, un habitué de l’Opéra de Baugé, en Samuele, l’ennemi du roi.
Avec ce spectacle, Bernadette et John Grimmett gagnent encore une fois leur pari, celui de « donner à entendre et à voir dans leur jardin des opéras montés comme pour des amis », ainsi que le disait à l’entracte un spectateur célèbre, le médiatique passeur d’Histoire Franck Ferrand qui découvrait l’Opéra de Baugé avec cette belle représentation. Nul doute qu’il y reviendra, comme tous ceux qui applaudissaient à tout rompre ce Bal masqué. Et l’an prochain, ce sera le vingtième anniversaire !
Alain Duault
Baugé, 2 et 3 août 2023
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