Le point de vue d’Alain Duault : Castor et Pollux à l’Opéra Garnier, quand le baroque devient romantique

Xl_castor-et-pollux_opera-de-paris-24-25-c-vincent-pontet_alain-duault © Opéra de Paris / Vincent Pontet

Le problème de l’arrêt d’une guerre est au point de départ de l’opéra de Rameau Castor et Pollux, en particulier dans la version initiale de 1737, choisie par l’Opéra de Paris, qui débute par un prologue en l’honneur de la paix de Vienne, mettant fin à la guerre de succession de Pologne opposant la France et l’Autriche : c’est donc un sujet d’évidence contemporain.

Pour autant, on peine un peu à s’intéresser à l’histoire de ces jumeaux mythologiques si l’on en reste au premier degré du livret – mais l’art de Peter Sellars est de toujours replonger dans un bain d’acide moderne le récit initial des œuvres qu’il met en scène. Donc, on entre dans la belle salle de l’Opéra Garnier, le rideau est ouvert : sur la scène, un décor de récup, un peu foutraque, vieux canapé rougeâtre avachi, matelas fatigué avec une couette jetée de travers, fauteuil au cousin disparate, table basse sortie de quelque déchetterie, cabine de douche aux parois de plastique, réfrigérateur, placard bancal, une table de cuisine et quelques chaises autour… C’est un non-décor qui installe l’époque, la nôtre, et un non-milieu social, classe indéterminée, ni riche bien sûr ni vraiment pauvre, mais esthétiquement sans goût sinon le refus du goût, comme le soulignent les costumes des chanteurs, sortis dirait-on des rebuts d’un dépôt Emmaüs, tous plus moches les uns que les autres et tous dépareillés, forcément dépareillés… Une vision qui répond exactement à la phrase de Milan Kundera : « La laideur s’empare du monde ».

Pourtant, en contrepoint visuel, Peter Sellars crée un univers onirique constitué de projections interrompues qui vont d’un échangeur où, la nuit, se succèdent camions et voitures, à un champ de lignes à haute tension ou une usine qui crache une fumée jaunâtre : encore une fois, c’est notre monde. Sauf que Peter Sellars le marie à des images superbes d’étoiles, de planètes flamboyantes, de banquise vue de haut, de ciels bleus ou pâles, comme un rêve qui renvoie à ces lieux mythologiques qu’inscrit le livret, palais, temples, monuments, Enfers, Cieux, etc. La beauté récurrente de ces images projetées et mouvantes contraste avec le décor scénique et produit cette déflagration de sens qui donne à la pièce son caractère universel, qui est le propre de toute mythologie. C’est-à-dire que la lettre du récit importe peu : celui-ci n’est que le fil d’une exaltation des sentiments, l’amour, la passion, le désir bien sûr, mais aussi la jalousie ou la vengeance, le don de soi et la vérité du lien des âmes et des corps, tout ce qui constitue l’essence… du romantisme !

Car la réussite du spectacle que propose Peter Sellars, c’est de faire de cette « tragédie lyrique » bien-comme-il-faut un tourbillon fascinant de musique et de danse qui emporte. Les airs, les duos, les ensembles y sont mariés à des numéros visuels absolument époustouflants de ces danseurs acrobates qui pratiquent le flexing, une danse fluide, toute en mouvements glissés, en contorsions des épaules et des bras ahurissants, dans une chorégraphie de Cal Hunt qui semble improvisée mais est bien évidemment travaillée, tant dans les ensembles où se mêlent garçons et filles dans des tressages corporels sidérants, que dans les solos (tel celui, captivant, visionnaire, d’Ablaye Diop, torse nu, pantalon de satin jaune soleil !). Tout cela vibre, pulse, secoue, emporte, loin bien sûr de la signification dénotative du texte (c’est-à-dire plus du côté de Brooklyn que de Sparte) mais avec une effervescence en totale adéquation avec le traitement musical mis en œuvre par Teodor Currentzis.

Castor et Pollux, Opéra de Paris (2024-25) (c) Vincent Pontet
Castor et Pollux, Opéra de Paris (2024-25) (c) Vincent Pontet

Car la particularité de ce spectacle est d’être dynamisé de l’intérieur par l’ardente coulée de lave que déverse Teodor Currentzis à la tête de ses troupes, ce tout neuf Orchestre Utopia (créé en 2022) et son Chœur. Il faut souligner la jeunesse de cet orchestre, constitué pour l’essentiel de trentenaires, et sa féminisation : au moins les trois quarts de l’effectif, dans les cordes en particulier, est constitué de jeunes femmes qui se lancent à corps perdu dans le feu que déchaine le chef, avec des tempi de folie, une virtuosité haletante, ou soudain des suspens comme au bord du gouffre. Les piani y sont des pianissimi, les forte des fortissimi, les flûtes au velours sonore troublant alternent avec des roulements de timbales qui déclenchent des tonnerres, les fagotts déchirent le silence, les cordes s’emballent, cravachées à l’extrême par les gestes du chef dont les mains semblent danser et pousser ces jeunes violonistes qui le fixent (« comme si leur vie en dépendait » me disait ma voisine) à une ivresse dionysiaque comme on n’en entend guère ! C’est là qu’est le nœud palpitant du spectacle assurément.

Mais la beauté du chœur Utopia participe aussi de l’enchantement, avec cette articulation subtile et ces couleurs à la fois fruitées et irisées des voix, celles des femmes en particulier, elles aussi très jeunes, portées par un dynamisme confondant – ce chœur souvent disposé dans la fosse, les timbres se fondant ainsi à ceux des instruments.

Castor et Pollux, Opéra de Paris (2024-25) (c) Vincent Pontet
Castor et Pollux, Opéra de Paris (2024-25) (c) Vincent Pontet

La distribution réunie par l’Opéra de Paris est elle aussi de haut niveau – avec une réserve quant à la Télaïre de Jeanine De Bique, de belle et noble allure, mais dont la voix passe de superbes phrases projetées dans le haut de sa tessiture à un médium détimbré qui étouffe le son, et une articulation manquant de clarté pour affirmer son personnage. Mais, face à elle, le velours céleste du Castor de Reinoud Van Mechelen, ténor à la grâce pure, la présence prégnante du baryton de Marc Mauillon, exemplaire d’articulation dont pas un mot ne se perd sur une ligne constamment soutenue, l’énergie fiévreuse et l’impétuosité de la Phébé de Stéphanie d'Oustrac, dont le tempérament tragique embrase chacune de ses apparitions, comme les interventions de chacun des personnages secondaires, tous parfaitement dessinés, avec des saveurs sonores qui sont un jardin de délices, du Jupiter de Nicholas Newton (vêtu en clochard mais noble de voix !) à Laurence Kilsby, ténor subtil à la voix de nuage, ou de Claire Antoine, beau timbre lyrique aux couleurs ambrées, à Natalia Smirnova, délicate voix d’ombre heureuse.

Mais, on y revient, tout cela ne serait qu’un beau vitrail vocal si la lumière qui l’éclaire n’en était projetée avec cette puissance, ce feu proprement romantique que propulse Teodor Currentzis, qui enflamme le public comme il enflamme ses musiciens : c’est un torrent qui donne à Rameau la respiration d’un Beethoven ! Tant pis pour les puristes, tant pis pour les classifications, tant pis pour les blasés, ce Castor et Pollux met le feu à l’Opéra Garnier : courez-y !

Alain Duault
Palais Garnier, 23 janvier 2025

Castor et Pollux à l'Opéra national de Paris - Palais Garnier, du 20 janvier au 23 février 2025

 

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