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Presque remplir le Théâtre des Champs-Elysées en cette période flottante où le public ne revient qu’à petits pas dans les salles, c’est déjà un exploit. Mais casser le code empesé du récital pour affirmer une liberté nouvelle, une modernité bienvenue, rafraichissante, c’est ouvrir la page d’un nouveau récit, c’est installer la vie au cœur de la musique – parce que c’est de la vie que s’est inspiré Mozart pour composer ses opéras toujours si actuels, Les Noces de Figaro, Cosi fan tutte, Don Giovanni, Lucio Silla, Idomeneo, tout le programme d’Elsa Dreisig qui le distille avec un naturel et un chic inimitables.
Dès son entrée, le ton est donné : foin des robes longues très « dadames » qui vieillissent même les jeunes chanteuses et créent une atmosphère de salon à l’ancienne, non, Elsa Dreisig arrive comme une lutine bien vivante, vêtue d’une mignonne robe saumon clair qui ne descend guère au-dessous du genou, avec un amusant col à volants et, aux pieds, des baskets du même rose saumon discrètement pailletées, dans l’esprit de la Marie-Antoinette de Sofia Coppola : c’est bien une jeune femme d’aujourd’hui qui vient nous raconter Mozart. Elle ouvre sa promenade dans les figures mozartiennes avec la finaude Susanna des Noces de Figaro, au cœur même de sa voix et en accord avec son tempérament vif : le timbre est beau, clair, transparent, l’articulation subtile, la technique parfaitement maitrisée, les couleurs déployées, le personnage est bien là. Mais à peine ainsi dessinée au fusain sa Susanna, Elsa, virevoltant jusqu’à aller se blottir aux pieds d’une violoniste, déroule adorablement la canzone de Chérubin,« Voi che sapete », avec l’élan et la pudeur qui disent cet aveu d’amour adolescent : une aquarelle. Le temps de se relever et voici que parait, peinte à la gouache cette fois, la Comtesse, le geste retenu pour faire résonner dans la voix l’expression de cette mélancolie douloureuse que constitue l’évocation des jours anciens, quand le Comte l’aimait : là encore, la justesse dans le portrait du personnage force l’admiration – que lui témoigne le public en salves d’applaudissements.
Après l’entracte, Elsa Dreisig revient vêtue d’un ensemble noir avec des escarpins blancs : c’est une autre face de Mozart qu’elle va mettre en scène. Assise au milieu de l’orchestre, elle écoute, son corps bat avec la sombre Ouverture tragique de Don Giovanni, comme déjà hantée par le désespoir d’Elvira, son déchirement de femme abandonnée, trahie. Et, quand s’enchaine son air, « Mi tradi », la voix projette avec une ardeur fuligineuse cette passion – qui montre qu’Elsa est tout à fait prête à interpréter le rôle dès qu’il le lui sera proposé. Pour respirer un peu, le sourire délicieusement coquin du « Vedrai carino » de Zerlina est plein d’un charme qui, encore une fois, sait dire sans alourdir. Le bel air de Cecilio du Lucio Silla, cet opéra composé par Mozart à 16 ans, affirme, sous l’apparence d’un rondo dépouillé, la résignation digne et tendre face à une mort inéluctable. Et, dernier air choisi avec audace au bout de ce récital, vient le terrible appel aux Furies de l’Elettra d’Idomeneo : à reculons depuis la coulisse, le dos voûté, la veste dégageant à moitié l’épaule, Elsa entre avec toute la détresse d’une femme qui sent son amour bafoué et crie son désir de vengeance. Il y faut la virtuosité et l’expressivité ardente, ces « vi sento » jetés frénétiquement, ce chant de plus en plus haletant, cette rage à nu dans la voix, ce vertige du gouffre. Entendant cette puissance expressive chez Elsa Dreisig, on se dit qu’il ne faudra assurément pas manquer sa prise de rôle en Salomé, cet été, pour l’ouverture du Festival d’Aix-en-Provence 2022 !
Pour remercier le public dont l’enthousiasme se déploie en vagues, Elsa revient pour un air de Despina tout en légèreté mutine : la boucle est bouclée, le bonheur est dans toutes les oreilles et dans tous les cœurs. On n’oubliera pas de saluer le vif Orchestre de chambre de Bâle, tout en fougue et en énergie sous la baguette-archet de son premier violon, Baptiste Lopez, avec quelques décalages pourtant, sans doute l’effet d’un élan qui s’emballe, mais dont la réponse stylistique à cette volonté moderne d’Elsa Dreisig est parfaite. Son récent disque, « Mo3art » (Erato), avec le même orchestre mais fermement dirigé par Louis Langrée, avait déjà fait découvrir la variété et les subtilités de l’univers mozartien de cette chanteuse qui, par la beauté de sa voix, par son intelligence du chant, par son tempérament, a pris très vite une place éminente dans le monde lyrique. Nul doute qu’on suivra ses prochaines apparitions, à Aix-en-Provence donc en juillet pour Salomé, à l’Opéra de Paris la saison prochaine, et sur de nombreuses autres scènes internationales, et même en vedette du 1er Festival lyrique en mer de la compagnie Ponant avec Radio Classique en octobre. Mais c’est l’honneur de Frédérique Gerbelle et de son indispensable série des Grandes Voix, après avoir initié son premier grand concert parisien en 2018 puis un deuxième dédié au lied en 2020, d’être fidèle à Elsa Dreisig et de lui avoir permis d’affirmer ici avec Mozart toute l’étendue d’un talent avec lequel nous allons vivre longtemps.
Alain Duault
Théâtre des Champs-Elysées, 17 février 2022
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