Andrea Chenier, le chef-d’œuvre d’Umberto Giordano, est un des opéras caractéristiques du « vérisme », ce mouvement qui, à la fin du XIXème siècle, de Mascagni (Cavalleria Rusticana) à Leoncavallo (Paillasses), Cilea (Adrienne Lecouvreur) ou Puccini (Tosca), a voulu transposer dans la musique le naturalisme d’écrivains comme Zola en France ou Giovanni Verga en Italie. Mais on ne l’entend guère, alors que c’est un opéra qui a, dès sa création en 1896, suscité un intérêt considérable dans le monde entier (à l’exception de… la France où il a été jugé « contre-révolutionnaire » !).
L’ouvrage relate les amours tragiques du jeune poète André Chénier, un personnage réel, né en 1762 et mort à 31 ans, le 25 juillet 1794, sous la Terreur, avec Aimée de Coigny (devenue dans l’opéra Madeleine de Coigny), la jeune femme réelle qui a inspiré à Chénier son plus célèbre poème, La Jeune Captive – mais qui n’aura pas le même destin que celui que lui donne Giordano, puisqu’elle réussira, en soudoyant un geôlier, à quitter la prison de Saint-Lazare, survivra à la Révolution, tiendra un salon très réputé sous l’Empire et mourra en 1820. Quant à André Marie de Chénier, s’il inclinait vers les idées de la Révolution, il était en désaccord avec Robespierre : fatale erreur ! C’est bien pourquoi il sera condamné et exécuté (la Justice n’avait guère de lenteurs alors !), après que Fouquier-Tinville eut prononcé cette phrase terrible : « La Révolution n’a pas besoin de poètes ». Comble d’ironie : Robespierre sera lui-même condamné et guillotiné… trois jours plus tard !
Car l’opéra mêle des figures authentiques à des figures de fiction, mais entourées d’une kyrielle de personnages secondaires, des aristocrates et des petites gens, des soldats et des membres du tribunal révolutionnaire, tous campés de façon très réaliste, telle la scène du tribunal, d’une parfaite justesse. La mise en scène de Mario Martone, reprise de celle de 2017, est toujours aussi efficace et accomplie, dans des décors clairs et des costumes bien inscrits dans l’histoire, qui donne à voir et suivre le récit – ce qui se fait rare sur les scènes lyriques…
Andrea Chenier, Jonas Kaufmann (c) Brescia & Amisano – Teatro alla Scala
Surtout, la musique, d’un lyrisme irrésistible, avec une riche palette sonore et vocale, emporte l’adhésion, avec quelques moments très intenses, sous la direction toujours ardente de Marco Armiliato. D’autant que la distribution réunie est superlative, avec trois voix exceptionnelles pour les trois rôles principaux : Jonas Kaufmann en premier lieu, dans le rôle-titre, voix aux couleurs mi-or mi-cuivre, phrasés élégants, d’abord avec la fameuse « improvisation » du début, quand Chénier clame ses convictions, puis dans toutes ses apparitions jusqu’au duo final, tendre et frémissant. Jonas Kaufmann aborde son Chenier sans arrogance, colorant peu à peu ses phrasés pour déployer l’humanité du personnage : du grand art.
Et que dire de la prise de rôle de Sonya Yoncheva en Madeleine de Coigny ? Elle est en ce moment au plus haut de ses possibilités : la voix est ample, colorée, lumineuse, toute empreinte d’une sensualité à fleur de lèvres, la conduite de la ligne éblouissante, l’intelligence du personnage lui offrant une évidence culminant dans l’air le plus célèbre de l’opéra, au troisième acte, « La mamma morta » (que les cinéphiles connaissent pour l’avoir découvert dans le film Philadelphia, interprété par Maria Callas) : une grande dame.
Mais il faut souligner aussi la présence très applaudie, et avec raison, du jeune baryton mongol Amartuvshin Enkhbat, timbre sombre mais jamais étouffé, projection splendide sans jamais rien forcer, autorité vocale et scénique affirmée : une voix à suivre. L’ensemble de la distribution est d’ailleurs aux normes d’excellence qui sont celles de la Scala, dont la renaissance à tous les niveaux, après des années précédentes secouées, se montre aussi dans l’annonce de la nouvelle saison, d’une qualité que cette maison n’a pas connue depuis longtemps. Il faut retourner à la Scala !
Alain Duault
Milan, 24 mai 2023
Andrea Chenier au Teatro alla Scala, du 3 au 27 mai 2023
30 mai 2023 | Imprimer
Commentaires