Une première sans la moindre anicroche, des applaudissements nourris pour tous les protagonistes, solistes, chœurs, orchestre, chef, metteur en scène, tous unis dans une même ovation – avec une mention particulière pour le rôle-titre qui a déclenché un véritable orage de bravos : il est si rare de voir et d’entendre une production tellement accomplie qu’on en tremble encore de reconnaissance envers tous ces artistes.
Káťa Kabanová 2022: Corinne Winters (Katěrina/Káťa)
© SF / Monika Rittershaus
Katia Kabanova est sans doute le joyau de toute l’œuvre lyrique de Janacek, cette histoire à la fois brûlante, intime, terrible d’une jeune femme, Katia, foudroyée par une société qui la rejette dans une solitude dont elle n’a aucun moyen de sortir. Mal mariée à un médiocre, Tichon, haïe par sa belle-mère, la terrifiante Kabanicha, osant se permettre, par l’entremise d’une amie plus délurée qu’elle, Varvara, un amour qui n’en est pas un avec un amant qui ne lui apporte que remords, Boris, elle se retrouve confrontée au poids de sa faute dans un village dont elle symbolise le désordre, dans une famille dont elle est exclue, dans un rêve qui se brise sur le mur du réel. Elle n’a plus que le suicide pour répondre à cette interpellation tragique. Sa mort, en fait, arrange tout le monde et le geste atroce de la Kabanicha, repêchant du bout de sa canne un morceau de la robe de la malheureuse Katia avant de le rejeter avec mépris, dit tout : c’est la force d’un destin sans issue.
Dans l’immense scène du Manège des Rochers, les fameuses arcades ont été murées, laissant voir seulement un interminable mur de pierre gris, métaphore de cet enferment dans le village où se déroule l’action. D’autant que cette société figée est figurée concrètement par quelques cent-cinquante figurants, immobiles, qui tournent obstinément le dos à la scène dans un dialogue muet avec le mur de pierres : c’est de cette masse impressionnante qui occupe tout le fond de la scène que sortent les protagonistes qui vont s’affronter, tenter de vivre, se déchirer, perdre tout espoir, être emportés par cet orage qui balaie les eaux et les âmes – et dont la séquence sonore du véritable déchainement d’un orage enregistré constitue un saisissant prélude au troisième acte. Tout dans la mise en scène de Barrie Kosky est d’ailleurs porté à la fois par un réalisme et un symbolisme qui sont comme les deux pans d’un même tissu expressif, dont la direction d’acteurs assure la couture. Rien de superflu, rien qui « veuille » signifier, simplement les présences muettes, pesantes, de la Nature (la montagne du Manège des Rochers) et de la Société (le village qui tourne le dos sans indulgence à la malheureuse Katia). On se rendra compte d’ailleurs, au fur et à mesure de la soirée, que ces « figurants » figés dans leur obsédante immobilité… sont en fait des mannequins, mais si bien réalisés qu’on les croit « vrais » !
Káťa Kabanová 2022: Corinne Winters (Katěrina/Káťa)
© SF / Monika Rittershaus
Mais, avant d’être abattue par ce destin qui la cloue au malheur, Katia aura espéré, Katia aura rêvé, Katia aura osé. Quelle beauté vivante en exprime la jeune soprano américaine Corinne Winters ! Ne serait-ce que pour elle, cette Katia vaut le voyage à Salzbourg ! La voix riche d’étoffe, avec un grain très pulpeux mais des aigus tranchants, une projection ardente qui se joue de l’immense vaisseau du Manège des Rochers, mais aussi un sens de la théâtralisation des phrasés, parfois subtils, à l’ourlet du murmure, à d’autres moments lancés comme un ouragan irrépressible, et toujours tissés à une émotion palpable, vibrante, évidente, tout chez elle impressionne. D’autant que le jeu de Corinne Winters est de la même force théâtrale, sans cesse sollicité par la direction d’acteurs de Barrie Kosky, d’une extrême exigence, dans les déplacements autant que dans les affrontements de corps : Corinne Winters semble jouer et chanter comme si sa vie en dépendait ! Elle évoque par là les débuts tout aussi incendiaires d’une Asmik Grigorian, c’est dire !
Autour d’elle, tout est superlatif, de la Kabanicha toute fiel et lave de la grande Evelyn Herlitzius au Dikoï dépravé de Jens Larsen (dont la scène sado-masochiste avec la Kabanicha, au deuxième acte, fait frissonner autant de dégoût que de fascination perverse !), ou de la Varvara superbement vivante de Jarmila Balážová au Boris sans âme de David Butt Philip sans oublier le Tichon pleutre de Jaroslav Březina, tous sont justes, tous sont vrais, tous sont l’expression la plus aboutie du théâtre et de la musique de Janacek. Car, à la tête du Philharmonique de Vienne plus en grâce que jamais (les bois murmurants, les cordes racontant, les cuivres déchirants), le jeune chef tchèque Jakub Hrusa est superbement idiomatique dans cette musique qui lui est consubstantielle. L’ovation unanime qui a salué la représentation semblait comme la signature d’un spectacle d’exception, un de ceux qu’on voudrait revivre. Les caméras de l’ORF ont enregistré ce miracle : peut-être le retrouvera-t-on donc bientôt à la télévision ou au cinéma…
Alain Duault
Salzbourg, 7 août 2022
Káťa Kabanová, mis en scène par Barrie Kosky au Festival de Salzbourg du 7 au 29 août 2022
08 août 2022 | Imprimer
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