Le point de vue d’Alain Duault : Le brave soldat Wozzeck au cœur de la Première Guerre

Xl_wozzeck_opera-de-paris_2022_alain-duault © (c) Agathe Poupeney

Créé en 1925, le Wozzeck de Berg est sans doute le plus grand chef-d’œuvre du XXème siècle – tant dramatiquement que musicalement. Mais il est d’autant plus difficile, et rare, de lui conférer cette double réussite, musicale et théâtrale, qu’offre l’Opéra de Paris. Reprenant la production présentée initialement au Festival de Salzbourg, mais en la redynamisant, ce spectacle frappe d’autant plus que ses résonances sont on ne peut plus actuelles en ces temps de guerre.


Wozzeck (c) Agathe Poupeney, Opéra national de Paris Bastille

Car le premier choc est visuel : dans un décor qui ne ressemble à rien, sorte de chignon d’escaliers, passerelles et autres promontoires un peu démantibulés, le célèbre plasticien sud-africain qu’est d’abord William Kentridge, crée un terrible sentiment d’enfermement dont on comprend qu’il existe à l’intérieur du cerveau de Wozzeck. Surtout, il projette sur cet univers déboussolé des visions mouvantes (formidable utilisation de la vidéo et du mapping), sortes de dessins effrayants à l’intérieur desquels des images récurrentes de masques à gaz ou de cartes d’état-major militaires, avec des lignes d’attaques, des lieux (comme Ypres, théâtre de terribles batailles durant la Première Guerre mondiale, dont celle de 1917 où l’armée allemande utilisa pour la première fois une arme chimique, le gaz moutarde, dès lors appelé aussi « ypérite »), des figures de progression d’armées, projettent l’œuvre dans une sorte de périphérie de la ligne de front. La mort y rôde, la mort empeste tout, et d’abord les relations humaines plus ou moins sordides entre le capitaine de la garnison, un docteur sadique qui effectue des expériences inquiétantes, un tambour-major un peu exalté et harceleur, une jeune femme, Marie, la femme de Wozzeck et mère de son enfant, sa voisine, Margret… Tout ce monde, pris dans la terrible lessiveuse de la guerre qui hante tout, déforme tout, avec cette puissance expressionniste que souligne le dessin qui nait sous les yeux, ses couleurs tour à tour criardes ou éteintes : tout étreint, mêlant violence et mélancolie.


Wozzeck (c) Agathe Poupeney, Opéra national de Paris Bastille

D’autant que le travail de mise en scène de William Kentridge ne s’arrête pas à sa formidable proposition esthétique : il sait aussi dessiner avec les corps une précise direction d’acteurs qui fait monter la tension, depuis les rendez-vous dans l’univers de la caserne, dans la taverne crasseuse où, au milieu d’une parodie de danse qui a tout d’une grimace, le tambour-major veut séduire Marie, qui d’abord le repousse puis, de guerre lasse, lui cède – pour une paire de boucles d’oreilles. Les gestes sont simples, nus, affreusement efficaces : c’est un échelon de plus dans le calvaire de Wozzeck, qu’on moque en lui jetant bientôt au visage l’adultère de sa femme. Les autres tournent alors autour de lui, nouvelle figure de l’étouffement. Tout ne peut que se terminer mal : en effet, dans un paysage décharné, comme tracé à la craie noire, lignes enchevêtrées, esquisse d’un lac qui pourrait bien être un cratère de bombe, Wozzeck, obsédé par la lune rousse, par l’odeur du sang, par la solitude qui le broie, tue Marie d’un coup de couteau.

Puis, après l’esquisse d’une possible aventure avec la voisine, Margret, dans le surgissement saisissant d’une danse de bouge, Wozzeck repart, revient sur ses pas pour chercher le couteau qui pourrait l’accuser. Mais il fait noir : seule la lune rouge se reflète sur lui, il fouine partout, heurte le cadavre de Marie, s’enfonce dans l’eau qui, dans son esprit ravagé, devient du sang : « L’eau est du sang » – où il se noie.

Ne reste que cette douloureuse marionnette, l’enfant de Marie et de Wozzeck, qui n'a rien compris. Et, alors que les autres enfants, cruels, lui crient que sa mère est morte, il continue de jouer tout seul (« Hop, hop ; hop, hop ») tandis que la lumière se resserre en un bouleversant zoom chaplinesque sur cette bouille toute ronde d’une marionnette en bois qui semble soudain porter toute la douleur du monde.


Wozzeck (c) Agathe Poupeney, Opéra national de Paris Bastille

Admirable spectacle porté par une distribution superlative encore une fois, avec la somptueuse Marie d’Eva-Maria Westbroek, grande voix à la projection ardente mais aussi terriblement humaine, le touchant Wozzeck de Johan Reuter, dont on entend les déchirures intérieures dans un chant subtilement intériorisé, tout en émotion blessée. Autour d’eux, le Capitaine de Gerhard Siegel, le Docteur de Falk Struckmann (qui a été, en son temps, un grand Wozzeck), le Tambour-Major surtout de John Daszak, à la projection insolente comme est ce personnage hâbleur, la Margret de Marie-Andrée Bouchard-Lesieur, une mezzo à suivre dans la nouvelle génération, qui impose là une personnalité en quelques répliques : tout est parfaitement choisi et dosé dans cette distribution. Et les chœurs, si importants dans cette œuvre où la masse écrase les individus, ces chœurs de l’Opéra de Paris parfaitement préparés par Ching-Lien Wu (qui, en quelques mois, a su les dynamiser et leur donner tous les éléments de leur épanouissement), imposent la présence du peuple dans cet univers hanté par la guerre, figure omniprésente dont la résonance aujourd’hui apparait terriblement troublante. Enfin la cheffe finlandaise Susanna Mälkki trouve une belle expressivité dramatique, adéquate tant à l’œuvre qu’à la mise en scène, avec une palette de nuances et un feu qui va crescendo tout au long de ce Wozzeck, montrant bien à travers cette représentation à quel point il est un classique universel – qui, comme tous les classiques, ouvre des perspectives qui se réactivent sans cesse.

A Quiet Place de Bernstein à l’Opéra Garnier, Wozzeck de Berg à l’Opéra-Bastille : ces deux œuvres du XXème siècle, si différentes mais si passionnantes, sont servies en même temps par l’Opéra de Paris avec des propositions scéniques elles aussi très différentes mais toutes deux passionnantes, et toutes deux portées par des distributions et des chefs de grande classe. Une maison qui peut s’enorgueillir de deux spectacles de ce niveau livrés concomitamment est assurément une maison qui se porte bien. Tant mieux !

Alain Duault
Paris, 10 mars 2022

Wozzeck à Opéra Bastille du 07 au 30 mars 2022

Crédit photos : (c) Agathe Poupeney

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