Incontestablement, le spectacle a plu aux spectateurs réunis aux Chorégies d'Orange – même si le théâtre était loin d’être comble. C’est la première question qui se pose : pourquoi une œuvre caractéristique de la lyrique italienne, bien connue du public et portée par une distribution a priori intéressante ne parvient-elle pas à remplir ? Peut-être l’adéquation de l'Elixir d’amour, cette œuvre intime, à ce lieu immense a-t-elle parue « curieuse » à beaucoup de potentiels spectateurs ? Peut-être aussi le public lyricomane préfère-t-il le drame, qui lui permet de s’émouvoir, à une pièce plus légère, un dramma giocoso, qui lui permet seulement de sourire ?
Pourtant, le choix de reprendre la mise en scène d’Adriano Sinivia interroge : créée à Lausanne, c’est-à-dire dans un petit théâtre, son grossissement sur la scène du Théâtre Antique a semblé relever un peu de la gonflette. Obligé pour occuper l’espace de doubler les chœurs et de multiplier la figuration, d’agrandir les décors (roue de camion démesurée, tiges de blé devenues mâts de cocagne), le spectacle parait toujours en faire trop. Trop de déplacements sans vraie direction d’acteurs, trop de costumes aux couleurs pas toujours harmonieuses, trop de joie forcée, avec une nouvelle fois la métaphore du cirque ou de la foire : on est vite étouffé par cette avalanche sans nécessité – qui laisse les chanteurs un peu à l’abandon. On ne perçoit pas la solitude d’Adina plongée dans son rêve, pas plus que celle de Nemorino dans son désir d’Adina. Pourquoi cette absence de dessin individuel des personnages ? Pourquoi le gros spectacle, la primauté accordée à la comédie festive, qui oublie la finesse et la mélancolie que recèle cette musique ? Quand arrive Dulcamara, mi Merlin l’enchanteur mi Père Fourras de Fort Boyard, sur sa camionnette de charlatan (bonne trouvaille que de la présenter en bouteille de vin – puisque, il l’avouera lui-même, l’élixir d’amour, c’est du bordeaux !), pourquoi ne semble-t-il pas lui-même convaincu de son potentiel de bateleur ? Et pourtant Erwin Schrott projette sa voix avec la puissance requise… mais pas la couleur requise : aucune italianité dans ces sons grossis, émis dans les joues, à l’allemande, et surtout rien de cette ironie que requiert aussi le personnage. Quant au Belcore mi Playmobil mi soldat de plomb qui sort (pourquoi ?) d’une sorte de cabane de chantier en tôle ondulée, il atteint le sommet du caricatural, en dépit d’une belle voix affûtée et bien projetée qui révèle ce baryton polonais, Andrzej Filonczyk. Bien sûr c’est un personnage too much, mais pourquoi en rajouter pour, encore une fois, en faire trop ?
Quant aux deux personnages principaux, Adina et Nemorino, trop souvent noyés dans ce pénible fatras visuel, ils ne sont pas aidés dans la caractérisation de leurs personnages par l’absence d’une direction d’acteurs qui ne raconte rien d’eux-mêmes. Heureusement, leur talent personnel pallie un peu ce désert théâtral. Très en deçà au premier acte de ce à quoi elle nous a habitués (couleur mate et chant plat, sans aucun piquant), Pretty Yende retrouve au deuxième acte les moirures de son timbre argenté et ces aigus émis avec naturel, comme des entrechats vocaux, qui laissent apparaitre la femme derrière la coquette : son duo avec Nemorino est un des sommets de la soirée. Celui-ci devait être chanté par René Barbera, une des deux voix superlatives aujourd’hui pour ce rôle. Hélas, souffrant, il est remplacé par Francesco Demuro, excellent ténor au demeurant, qui déroule bien son personnage, cabotinant un peu (jusqu’à solliciter du chef un bis que le public ne demandait pas à l’issue de son air, Una furtiva lagrima, par ailleurs très subtilement chanté), mais ne laissant pas une impression inoubliable.
En fait, seul le chef, Giacomo Sagripanti, mériterait une ovation, sa direction à la fois légère et sachant déployer des couleurs qui enveloppent les voix, avec une précision rythmique impressionnante, constitue en effet une vraie plus-value à ce spectacle qui, sans être déshonorant, n’imprime pas et étouffe trop souvent le regard au détriment de l’oreille. Alors pourquoi cet enthousiasme du public ? Sans doute parce qu’il est heureux d’être là : c’est aussi la fonction d’un festival comme celui-ci. Mais peut-être aura-t-il plus de satisfactions scéniques et vocales avec le prochain opéra donné aux Chorégies, La Gioconda de Ponchielli, un vrai chef-d’œuvre qui mérite d’être découvert ici.
Alain Duault
Orange, 8 juillet 2022
L’Elixir d’amour aux Chorégies d’Orange, le 8 juillet 2022
Crédit photo : Philippe Gromelle
09 juillet 2022 | Imprimer
Commentaires