Le point de vue d'Alain Duault : les Contes d’Hoffmann à l’Opéra de Paris ou les contes de Bernheim

Xl_contes-dhoffmann-opera-de-paris-2023-alain-duault © Emilie Brouchon / OnP

C’est pour ouvrir le XXIe siècle, en 2000, qu’Hugues Gall avait eu la bonne idée de confier à Robert Carsen la mise en scène d’une nouvelle production des Contes d'Hoffmann : près d’un quart de siècle après, le spectacle demeure toujours aussi parfaitement réussi, tant du point de vue dramaturgique que du point de vue esthétique. Alexander Neef a eu à son tour la bonne idée de le reprendre encore une fois et offre ainsi à l’Opéra de Paris un triomphe que sanctionne un remplissage qu’on attendait de retrouver dans cette maison, au moment où nombre de salles peinent à se remplir.

On le sait, ces Contes d’Hoffmann racontent l’histoire d’un homme qui tente d’échapper à un pacte avec le diable : c’est pourquoi, dans chacun des trois contes, Hoffmann rencontre le diable, qui dans ses avatars est toujours le même. C’est en fait une sorte de cauchemar qui reviendrait trois fois, révélant trois femmes différentes qui sont peut-être trois fois la même ou trois figures de la femme désirée, aimée, manquée. Trois rêves de cette femme inaccessible qu’Hoffmann voit dans son délire alcoolique. Trois reflets d’une impossible coïncidence entre le rêve et le réel. Peut-être d’ailleurs, à travers les différentes mises en scène qu’on a vues à l’Opéra de Paris, dont celle de Robert Carsen reste la plus accomplie, métaphore infiniment miroitante du théâtre, de l’opéra, de cette infinie mise en abyme de « notre » mort, ces Contes d’Hoffmann sont-ils devenus le rendez-vous familier avec ce miroir ultime qui nous fascine et terrifie. On y prend toujours plaisir à voir et entendre la poupée Olympia qui montre, comme l’écrivait le psychanalyste Jacques Lacan, que seul « le sang rouge fait du semblant le réel » ; à voir et entendre la tendre Antonia dont on sait qu’elle va chanter à en mourir ; à voir et entendre la sensuelle et amère Giulietta, toute entière concentrée sur ce reflet d’un désir qui la ronge et dont elle croit, justement, que le reflet de l’autre pourrait la calmer. C’est tout le jeu trompeur des apparences et l’impossible avènement d’Offenbach qui s’avère à travers l’image rêvée d’Hoffmann. Comme si ces Contes concentraient l’illusion du théâtre et de la vie même.


Les Contes d'Hoffmann (c) EMilie Brouchon / Opéra Bastille 2023

Pour ce spectacle parfaitement agencé, mis en scène au sens le plus fort, ce qui, au-delà du concept et de ses déclinaisons (une « visite » de l’Opéra Garnier, de sa buvette à sa fosse d’orchestre ou des coulisses aux célèbres fauteuils de velours rouge qui s’animent soudain au rythme de la fameuse Barcarolle), implique une direction d’acteurs d’une rare précision, il faut un déploiement musical qui entre d’emblée dans ce jeu. L’Opéra de Paris montre là aussi sa bonne santé : bien sûr le chœur est comme toujours homogène, riche de couleurs et parfaitement intégré à l’action tant scénique que musicale, bien sûr l’orchestre fait comme toujours entendre son grain et ses registres, ses éclats spécifiques et sa présence comme celle d’éclairages musicaux soutenant les voix, sous la direction d’Eun Sun Kim, une direction probe, solide sans pourtant qu’une véritable inspiration semble l’habiter.

Mais c’est le parterre des voix qui trouve le juste écho du spectacle théâtral. La distribution est en effet globalement tout à fait adéquate jusque dans les plus petits rôles, du Crespel de Vincent Le Texier au Spalanzani de Christophe Mortagne ou du Niklausse d’Angela Brower, très musicale mais peu intelligible, à la mère d’Antonia, superbe Sylvie Brunet-Grupposo. Mais ce sont bien sûr les premiers rôles qui concentrent l’attention : dans les quatre diables, Christian Van Horn est étincelant (c’est bien le moins !) dans l’air du diamant de Dappertutto, impressionnant en Miracle, moins en Coppelius ou Lindorf mais impose pourtant tout du long une présence vocale et scénique qui convient à ce(s) personnage(s). Parfois confiées à une seule interprète, ce qui est dramaturgiquement juste mais vocalement osé, les trois incarnations féminines du rêve d’Hoffmann sont distribuées à trois chanteuses. Pretty Yende est Olympia : si la salle lui fait un triomphe, sensible sans doute à son charisme, on a du mal à comprendre le rapide déclin de cette voix qu’on a connue brillante, lumineuse même, juste, vive – et qu’on retrouve ici laborieuse, fâchée avec l’intonation, peinant à projeter ses vocalises et, en conséquence, surjouant son rôle avec quelque chose de pénible. L’Antonia de l’Américaine Rachel Willis-Sørensen, qu’on entend pour la première fois à l’Opéra de Paris, est au contraire une voix pulpeuse, aux courbes splendides, au souffle long, aux phrasés soutenus, une véritable héroïne romantique qui confère à son personnage une véritable noblesse tragique. Enfin Giulietta permet de retrouver la grande voix au timbre soyeux d’Antoinette Dennefeld, naturelle et classieuse dans le rôle de la courtisane auquel elle confère aussi bien une sensualité épanouie qu’une expressivité douce-amère qui convient parfaitement à cette mélancolique.


Benjamin Bernheim - Les Contes d'Hoffmann, (c) Emilie Brouchon / Opéra Bastille 2023

Pourtant c’est l’extraordinaire prestation de Benjamin Bernheim qui emporte tout, suscite l’adhésion inconditionnelle et prouve que le jeune franco-suisse est devenu l’un des plus grands ténors d’aujourd’hui et sans doute le plus grand au monde dans ce répertoire. Le timbre clair,  comme empreint d’une lumière intérieure, les phrasés toujours soutenus avec fermeté, l’amplitude, le legato, la sûreté de la projection, la palette colorée, le sens des nuances et de la demi-teinte, le naturel, tout tutoie la perfection. Avec peut-être un des plus grands moments de chant épanoui avec l’air « O Dieu ! de quelle ivresse », confondant de beauté pure. Mais, pour ajouter à ce que procure cette jouissance vocale, Benjamin Bernheim montre une intelligence du personnage rare tant elle parait évidente : cet Hoffmann est tout à la fois un ivrogne et un poète, un amoureux et un désespéré, un rebut et un qui a vu les étoiles, un passionné et un déchiré – tout cela décliné dans la voix mais aussi dans le jeu, tel déhanché, tel geste suspendu, tel suspens intérieur... L’ovation qui l’accueille au rideau final est à la mesure du talent et de l’investissement de ce véritable artiste.

Pour le bonheur de retrouver cette œuvre majeure, pour cette belle reprise d’un spectacle splendide, et surtout pour le bonheur d’entendre et de voir Benjamin Bernheim à son meilleur, il faut courir voir et revoir ces Contes d’Hoffmann à l’Opéra Bastille !

Alain Duault
Paris, 15 décembre 2023

Les Contes d'Hoffamnn à l'Opéra Bastille, du 30 novembre au 27 décembre 2023

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