Rigoletto est un des piliers du répertoire d’une grande maison comme l’Opéra de Paris : on ne peut pas, on ne doit pas le rater. Et en même temps on ne peut pas en répéter à l’infini des images convenues. On doit l’inscrire dans ce mouvement sans cesse en marche qui fait que l’opéra peut encore avoir à nous parler aujourd’hui, fut-ce avec ces œuvres du passé. En 1851, Verdi a 38 ans : Rigoletto est donc un opéra de sa maturité – mais c’est surtout un ouvrage qui nait au moment de la maturité de l’homme qu’est Giuseppe Verdi, un homme auquel le destin a réservé quelques moments violents, tragiques, dont ceux, avant tous autres, qu’ont été la mort de ses deux enfants, Icilio son fils et Virginia sa fille. Celle-ci meurt le 12 août 1838, alors qu’il n’a pas 25 ans : c’est évidemment un traumatisme dont on peut imaginer qu’il a resurgi au moment de la composition de Rigoletto. C’est pourquoi, si la malédiction est, bien sûr, le fil conducteur apparent de ce drame, ce qui le construit depuis la fin de la première scène jusqu’à la fin de l’opéra, les rapports entre le père et sa fille, entre Rigoletto et Gilda, sont peut-être plus encore ce qui filigrane cette tragédie. En cela, la mise en scène de Claus Guth apporte, comme il en a coutume, un éclairage renouvelé sur cette douloureuse perspective. Ce Rigoletto qui apparait durant le Prélude, sorte de clochard abandonné qui trimbale avec lui cette misérable boîte en carton contenant les bribes de sa vie, les reliques de son malheur, cette robe blanche tachée de sang, la robe de Gilda dont le sang figé là est tout autant celui de sa défloration que celui de sa mort, ce Rigoletto est aussi un double de Verdi, l’homme qui a eu une fille – et qui l’a perdue. A partir de cette image initiale, poignante, tout va se déployer, tout va trouver sa logique : ce que nous allons voir, c’est le drame de cet homme qui a perdu sa fille, à tous les sens du terme, c’est-à-dire qui l’a perdue parce qu’il ne l’a pas laissée vivre. A plusieurs moments, ce double théâtral de Rigoletto tentera de revenir dans le jeu, d’empêcher que le destin funeste s’accomplisse – en vain, bien sûr : on ne corrige pas le temps, on ne remonte pas le temps. Il ne lui reste qu’à revivre ce cauchemar, qu’à plonger dans cette boîte obscure des souvenirs. Durant tout le spectacle, ce Rigoletto sera le témoin muet de la tragédie qui avance, implacable, et qu’il revoit, dans une sorte de long flash-back. Sans doute pour le spectateur, ce décor – la boîte en carton ouverte, nous invitant à plonger dedans – est-il quelque peu austère mais il est fortement signifiant et il dynamise la musique qui semble donner sa chair à ce squelette théâtral que montre ce décor nu. D’autant que la direction d’acteurs de Claus Guth est fine, précise, quasi au scalpel : tout y apparait, tout s’y enchaine, tout y fait sens. C’est d’ailleurs pourquoi on déplorera les deux ou trois moments où le metteur en scène s’oublie pour en rajouter dans l’accessoire, qui devient inutile, encombrant quelques scènes de personnages parasites – comme dans ce moment bouleversant qu’est la scène solitaire de Gilda, ce « Caro nome » dans lequel elle prend conscience de cet amour qui l’envahit, intense introspection de la jeune fille qui devient femme. Pourquoi perturber ce moment si fort par l’apparition de 3 danseuses censées symboliser les âges de la vie ? Pourquoi, quasi contresens, faire revenir à ce moment le Duc qui la caresse avec insistance ? Comme si, pour cette scène, Claus Guth ne faisait pas confiance à la musique, ou pensait le spectateur trop bête pour ne pas entendre et comprendre ! Dommage ! Mais, débarrassée de ces quelques scories incongrues, cette mise en scène est d’une force réelle, soutenue par une utilisation juste de la vidéo (ah, cette image aussi belle que poétique de la petite fille courant au milieu des champs vers son destin), portée par des intuitions toujours pertinentes (la mise en évidence de la gémellité entre Rigoletto et de Sparafucile) et elle culmine avec une fin bouleversante – quand Gilda meurt, non plus au premier degré réaliste mais dans une rêverie poignante qui la fait sortir de l’univers de son père, mourir à lui en quelque sorte, le laissant seul, abandonné, avec simplement dans les mains la robe de sa fille maculée de sang.
Ce récit théâtral ne pourrait tenir avec cette force sans la magnifique distribution réunie par l’Opéra de Paris. En tête, le Rigoletto du baryton hawaïen Quinn Kelsey affirme une personnalité riche et attachante, appuyée sur une voix pleine, chaude, charnue, émouvante – manquant peut-être simplement un peu de noirceur de timbre pour « Cortigiani » – constamment portée par cette déchirure au cœur qu’il sait si bien faire entendre. Face à elle, la Gilda d’Olga Peretyatko est superlative : la voix est un perpétuel enchantement, l’art belcantiste (elle a beaucoup chanté Rossini et Donizetti) lui permet de filer ses notes avec grâce, de les colorer sans jamais alourdir, d’être précise autant dans les aigus dardés que dans les piani subtils – en même temps qu’elle interprète avec une grâce touchante ce personnage délicatement fêlé. Le ténor américain Michael Fabiano n’atteint pas ce niveau : le personnage est bien dessiné et la voix porte, fait de l’effet mais la subtilité n’est pas son fort. Surtout, ce rôle du Duc n’est plus aujourd’hui ce qui lui convient : ayant élargi son spectre vocal, il peine à alléger suffisamment sa voix, ce qui le conduit parfois à une émission dure, métallique. Tout le reste de la distribution est d’un excellent niveau – à une exception près, celle de la mezzo bulgare Vesselina Kasarova, complètement hors emploi dans le rôle de Maddalena. On saluera particulièrement les basses de Rafal Siwek, excellent Sparafucile, ou de Mikhaïl Kolelishvili, vainqueur des Masters de chant de Monte Carlo 2008, en Monterone, mais tous les rôles, jusqu’aux plus petits, sont fort bien distribués : c’est la marque d’une grande maison. Enfin, tout cela est tenu à bout de baguette par le jeune et brillant maestro Nicola Luisotti, qui impulse une énergie sans cesse renouvelée, une dynamique puissante, avec des rythmes brisés et relancés qui accentuent en permanence la force dramatique du spectacle – et contribuent à une belle réussite globale, au niveau de ce qu’on était en droit d’attendre pour un théâtre comme l’Opéra de Paris.
Alain Duault
Rigoletto à l'Opéra national de Paris, du 9 avril au 30 mai 2016
13 avril 2016 | Imprimer
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