Le point de vue d’Alain Duault : Rusalka dans les belles eaux de Cologne

Xl_rusalka_opera-de-cologne_2022_alain-duault © (c) Paul Leclaire

Encore une fois une maison allemande montre la formidable ressource des théâtres d’alternance, appuyés sur leurs troupes, dans l’excellence des réalisations lyriques : cette Rusalka de Dvorak donnée ce printemps à l’Opéra de Cologne (plus exactement dans une salle provisoire qui pallie l’impossibilité de jouer dans la grande salle, en travaux) en est la démonstration éclatante.


Rusalka, Oper der Stadt Koln (c) Paul Leclaire

La première ressource sur laquelle s’appuie le spectacle est l’orchestre, le superbe Orchestre du Gürzenich, aux cordes denses, aux bois colorés, aux cuivres rutilants, sous la baguette ardente du jeune chef Constantin Trinks, spécialiste de Wagner (il a été assistant de Christian Thielemann à Bayreuth) et de Strauss. La filiation wagnérienne est évidente tout au long du spectacle, autant dans la matière vivante de cet orchestre que dans la dialectique théâtrale qui s’établit avec le spectacle signé de la jeune metteuse en scène Nadja Loschky, une disciple du grand Hans Neuenfels (mort le mois dernier). Ce spectacle est entièrement centré sur l’impossible passage d’un monde à un autre, d’une essence à une autre. Rusalka semble d’abord une jeune femme qui rejette la foi de son père, sorte de pope d’une religion qu’il fait partager à sa famille – et son rejet induit la perte de son âme. Mais elle semble aussi une jeune femme qui, peu à peu, perd pied face à l’univers de la raison, glisse dans les miroirs de l’illusion et sombre dans la folie. Et, en même temps, elle est aussi cette jeune femme d’un beau conte pour adulte, éperdue d’amour jusqu’à s’y perdre corps et âme. Ces trois niveaux de significations se tissent et s’interpénètrent sans que jamais ne se perde le fil dramatique, comme dans les meilleurs opéras de Wagner.


Rusalka, Oper der Stadt Koln (c) Paul Leclaire

Clins d’œil au Ring (avec, dès le début, les trois nymphes qui sont un écho des trois Filles du Rhin de L’Or du Rhin) mais surtout intelligente construction en trois actes, chacun centré sur un lit, lit de naissance au premier acte, lit d’amour au deuxième acte, lit de folie au troisième acte. Ces lits sont des lieux de passage : Rusalka, encore nymphe des eaux, en surgit au premier acte, avant que la sorcière Jezibaba ne tranche sa queue de sirène avec un grand couteau – qui réapparaitra acte après acte, et servira à tuer le Prince à la fin. Le Prince et la Princesse étrangère s’y jettent au deuxième acte pour faire l’amour illégitimement avant d’y disparaitre soudainement sous les draps redevenus vides. Rusalka s’y recroqueville en position fœtale au troisième acte quand elle passe « de l’autre côté », celui de la folie mortifère. Cette progression dramatique, portée par la musique, s’appuie de surcroit sur une direction d’acteurs d’une rare finesse. Subtilité de chaque geste, de chaque expression du visage, de chaque déplacement : tout concourt au déploiement d’une richesse signifiante bouleversante. Et les idées de mise en scène éclairent la trame du récit avec une acuité théâtrale comme on n’en voit trop peu souvent sur une scène lyrique. Un exemple parmi cent : quand Rusalka, privée de sa queue de sirène et devenue femme, créature humaine, doit apprendre à avoir deux jambes, d’abord prises dans des prothèses lacées, puis peu à peu abandonnées pour le difficile apprentissage de la marche, le travail gestuel minutieux fait partager cet effort douloureux, cette véritable naissance à la marche – d’autant que l’interprète, l’extraordinaire soprano russe Olesya Golovneva, s’affirme fascinante comédienne autant que chanteuse de premier ordre.

Tout au long du spectacle, la tension est maintenue d’abord par elle, son timbre d’airain, ses frémissements, mais aussi cette force ardente – mais aussi par toute la distribution, entièrement issue de la troupe de cet Opéra de Cologne, de l’extraordinaire Ondin de la basse australienne Joshua Bloom, une voix pleine, superbement timbrée et projetée, superlative dans l’expression, au Prince du ténor ukrainien Dmytro Popov, beau métal aux couleurs variées, en passant par la sorcière Jezibaba de la mezzo israélienne Dalia Schaechter ou la Princesse étrangère de la mezzo autrichienne Katrin Wundsam. On reste bouche bée d’un tel niveau vocal obtenu exclusivement avec ces chanteuses et chanteurs de la troupe : belle leçon à méditer, jusque chez nous, en France !..

Alain Duault
Cologne, 20 mars 2022

Rusalka, Opéra de Cologne, jusqu'au 23 mars 2022

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