Le point de vue d’Alain Duault : Turandot à l’Opéra de Paris, une reprise chic et choc

Xl_turandot_opera-de-paris_2023_alain-duault © Opéra de Paris

Turandot, l’ultime opéra (inachevé) de Puccini suscite toujours l’intérêt d’un public en mal de livres d’images et de sons colorés : il est bien servi avec cette reprise du spectacle créé par l’Américain Robert Wilson, qu’on hésite à désigner comme « metteur en scène », plutôt metteur en espace et en lumière. Car on connait son style, épuré, hiératique, anti-réaliste : s’il ne convient pas à tous les ouvrages, il convient assez bien à cette fable située dans une Chine de tapisserie, « aux temps légendaires » dit le livret.

Une Princesse étrange et comme étrangère à elle-même, aux antipodes des habituelles « petites femmes » de Puccini ; des personnages qui apparaissent comme des masques mi Nô mi commedia dell’arte ; une musique teintée d’un orientalisme entêtant, comme une menace indistincte : Turandot plonge dans un monde qui nous interroge en nous montrant les images de nos plus vieilles peurs. Et son originalité est d’opposer deux figures de femme, la terrible princesse Turandot, murée dans sa frigidité névrotique, et la petite esclave Liù, qui figure l’apothéose de l’amour dans ce qu’il a de plus pur, de plus proche du don absolu. Turandot veut prendre, Liù veut donner. Et toutes deux, à leur façon, entourent Calaf, malheureux homme ballotté par son désir au point de ne rien voir, ne rien sentir. Si ce désir lui donne la force de résoudre les trois énigmes que Turandot oppose à tous ceux qui souhaitent l’épouser (et dont la non résolution est synonyme de mort), il l’empêche de percevoir l’amour de Liù. Ce n’est qu’en remettant sa vie en jeu pour obtenir de Turandot qu’elle soit à égalité avec lui qu’il redevient humain : c’est là qu’intervient cet air nocturne si célèbre, « Nessun dorma », qui l’expose à la merci de la princesse cruelle. Mais la petite esclave Liù ira plus loin, acceptant de se sacrifier – à la fois pour montrer à Turandot ce qu’est l’amour et la force infinie qu’il peut donner, et pour montrer à Calaf ce qu’il perd, cet amour qui s’offrait à lui et qu’il n’a pas su entendre. Cette mort de Liù, jeune femme bouleversante de fragilité, de délicatesse, de pureté sacrificielle, est un des sommets de la partition : c’est la dernière scène que Puccini a écrite avant de mourir – la fin de l’opéra étant complétée par Franco Alfano, un disciple qui n’avait pas son génie. D’ailleurs, à la création à la Scala, le 25 avril 1926, Toscanini posa sa baguette après cette scène et, se retournant vers le public, déclara, la voix émue : « Le maestro en était là quand il est mort ».


Turandot, Opéra national de Paris Bastille 2023

Bien sûr, dans l’univers de Robert Wilson, la place accordée à l’émotion est superflue : on se contente de jouir de la beauté des images, des éclairages iridescents, des costumes splendides de coupe, des effets de ralentis, des références à une statuaire chinoise, de cette gestique sans rapport avec le texte, tout un raffinement esthétique poussé à l’extrême, qui renvoie le choc émotionnel à la musique. Et celle-ci en a le pouvoir.

On saluera en tout premier l’absolue beauté des chœurs dont Ching-Lien Wu obtient, par une préparation minutieuse et un sens du dosage signifiant, des merveilles constamment renouvelées. D’autant que Marco Armiliato est le chef idéal pour porter à la fois la moire de ces voix déployées et le feu ardent d’un orchestre à son meilleur : entre les chœurs et l’orchestre, on a la matière de l’émotion, projetée dans la salle jusqu’à l’ivresse.

La distribution est de haut vol, avec d’abord la superbe Turandot de l’Américaine Tamara Wilson, voix levée comme un glaive pour exprimer, elle, le refus de toute émotion de la part de la princesse cruelle, en parfait accord avec la froideur du personnage souligné par le parti-pris wilsonien. Face à elle, la Liù d’Ermonela Jaho est, au contraire, toute d’émotion avouée, avec cette ardeur vocale qui sait se découvrir par une messa di voce pleine de finesse pour s’envoler vers des aigus colorés, ou se liquéfier dans ces pianissmi de rêve qui sont sa marque : sa « mort » est un grand moment vocal – et aussi une surprise scénique puisqu’elle reste debout, la tête s’inclinant pour signifier sa fin… avant de partir en guidant à nouveau Timur vers « la nuit qui n’a pas de matin ». Le Calaf de Brian Jagde est solide, bien campé, avec une voix sonore mais un peu monochrome, ce qui ne l’empêche pas de récolter une ovation pour son « Nessun dorma ». Et tout le reste de la distribution est la marque d’une grande maison, du Timur de Mika Kares à l’Empereur de Carlo Bosi ou aux Ping, Pang et Pong qui, tout en sauts et dodelinements de tête, correspondent bien à ce qu’est ce monde vu par Bob Wilson, un monde de marionnettes.  

Vision chic, musique choc : c’est une reprise qui fait honneur à l’Opéra de Paris.

Alain Duault
Paris, 6 novembre 2023

Turandot à l'Opéra national de Paris Bastille, du 6 au 29 novembre 2023

| Imprimer

En savoir plus

Commentaires

Loading