La production de cette Force du Destin, un des plus riches opéras de la maturité de Verdi, est quasi exemplaire à l’Opéra Bastille.
Dépouillé dans ses éléments décoratifs signifiants (une vaste table qui sert à différentes actions, une immense statue du Christ surplombant l’action ou jetée au sol, crucifix sans croix, simplement un homme supplicié symbolisant la douleur de tous les hommes, quelques toiles mouvantes aussi, déterminant des espaces d’action – le tout sculpté par des éclairages superbes), le spectacle est exemplaire en ce qu’il se concentre sur les chanteurs, sur l’affrontement tendu des personnages, sur les chœurs aussi dont les déplacements sont chorégraphiés comme rarement – avec par exemple ce mouvement, qui évoque les nuées d’oiseaux dans un ciel de fin du jour, de la scène de début du 4ème acte, cette ironique comédie de la charité entre les mendiants et Fra Melitone (impayable Nicola Alaimo, énorme et léger, homme de foi et homme du peuple).
Créée en 2011, cette production est aussi exemplaire en ce que, qualité devenue rare, elle raconte l’histoire, elle déploie le récit avec une intelligence dramaturgique dont le début donne le ton : traditionnellement, l’opéra s’ouvre par… l’Ouverture (et celle de La Force du Destin est particulièrement célèbre !), pas là. En effet, Jean-Claude Auvray, le metteur en scène, choisit de commencer le spectacle par la première scène, où se noue le drame, le meurtre accidentel du père de Leonora par son amant Alvaro – avant que ne résonne cette belle Ouverture qui fait fleurir le thème du Destin, ce thème récurrent qui obsèdera toute l’œuvre. Iconoclaste pour les « puristes », les chevaliers de la lettre, ce choix est exactement dans l’esprit de l’opéra de Verdi. Et tout son déroulement sera donné dans cette même volonté de mettre en valeur les articulations du récit avec les beautés, la force et la variété de la musique.
Car cette production est enfin exemplaire par sa dimension musicale. On a d’abord plaisir à y découvrir (enfin à Paris !) un jeune chef italien, Jader Bignamini, qui depuis quelques saisons montre sa maitrise des masses verdiennes, sa vaillance mais aussi son sens des phrasés, son modelé des cordes, son énergie dans l’utilisation des percussions, sa sensualité dans celle des bois et des cuivres : c’est lui qui tient avec une belle tension toute la représentation à la tête de cet Orchestre de l’Opéra de Paris, qui confirme encore une fois qu’il est un des plus beaux de France. Et, pour un ouvrage dans lequel Verdi mérite encore une fois son surnom de « maestro del core », il faut souligner la beauté de ce Chœur de l’Opéra de Paris, aussi bien dans les scènes d’auberge que dans celles du couvent, un chœur dont la densité intérieure et les mille modulations de couleurs ont été préparés par Ching Lien Wu qui s’avère de spectacle en spectacle une des meilleures parmi les chefs de chœur, pourtant tous expérimentés, qui se sont succédé dans « la Grande Boutique », pour reprendre la fameuse expression de Verdi.
Et, bien sûr, ce qui donne son accomplissement à cette production, qui en fait, comme je l’ai écrit en commençant, une production quasi exemplaire, c’est la distribution réunie par l’Opéra de Paris. Au milieu d’un bel ensemble d’où se distinguent quelques personnalités, celle de Nicola Alaimo, le Fra Melitone dont j’ai souligné les qualités de comédien, qui trouvent leur accomplissement dans ses qualités vocales, voix pleine, parfaitement timbrée, projetée, colorée ; celle de Ferruccio Furlanetto, Padre Guardiano d’une grande noblesse dont les années (il a 73 ans) ne semblent guère entamer la santé vocale et surtout le style ; celle surtout de Ludovic Tézier. C’est un truisme de répéter que la matière même de sa voix, ce timbre de bronze et de braise, cette densité d’une chair vocale qui concentre l’émotion, cette ligne ardente, ce sens du soutien qui prolonge des phrasés toujours admirables, sans jamais rien forcer, avec ce naturel, cette évidence même de l’expression, tout ce qui fait de Ludovic Tézier ce chanteur unique et lui confère cette première place dans la cohorte des barytons-Verdi d’aujourd’hui, tout cela s’imbrique dans une expressivité scénique dont la simplicité dit la vérité. Grande voix, grand chanteur, grand acteur !
Mais on attendait une autre grande voix pour cette reprise de La Force du Destin, celle d’Anna Netrebko… Hélas, une fois encore, la soprano russo-autrichienne a déclaré forfait ! Mais cela a été l’occasion pour le public parisien de découvrir (là encore, enfin !) une autre Anna, la napolitaine Anna Pirozzi. D’emblée, dès son entrée dans ce 1er acte en forme de prologue, elle a fait montre de toutes ses séductions, un timbre d’abord d’une beauté solaire, rayonnant, une voix large, dense sur toute la largeur du spectre, aux couleurs profuses, avec une musicalité qui habite toute la ligne, des aigus pleins, sans forcer jamais, et dont l’assomption dans l’ultime Pace, pace, mio Dio lui a valu une ovation méritée : nul doute que ces débuts à l’Opéra de Paris ne s’arrêteront pas à cette première et magistrale incarnation ! Ne serait-ce que pour eux, cette production est quasi exemplaire.
Alors pourquoi « quasi » ? Parce qu’il y a quelques bémols : bien sûr, les bémols participent d’une partition, mais il ne faut pas qu’ils altèrent trop souvent la ligne… Le choix, justifié par la nature du personnage, de Russel Thomas pour Alvaro est un de ces bémols : le timbre comme usé prématurément, gris, sans rien du feu qui porte Alvaro à affronter ce destin cruel, ne séduit pas d’emblée ; surtout son chant, souvent désordonné, peinant à tenir une ligne jusqu’à parfois s’époumonner, quels que soient les efforts qu’il met à tenter d’exprimer les douleurs de son personnage, se trouve déséquilibré, en particulier dans les duos avec le Carlo de Ludovic Tézier… Il n’est pas facile de trouver la grande voix d’un Alvaro : celle de Russel Thomas n’est pas ce qu’on attend dans une telle production.
Mais la réussite de cette production n’est pas entachée par cette ombre vocale. Elle montre simplement que la perfection n’est sans doute pas de ce monde, à l’opéra comme ailleurs. L’essentiel demeure le plaisir profond que chacun éprouve à l’issue du spectacle : les bravos sans fin après ces quatre heures de bonheur en sont la preuve !
Alain Duault
12 décembre 2022, Opéra Bastille
La Force du Destin à l'Opéra Bastille du 12 au 30 décembre 2022
13 décembre 2022 | Imprimer
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