La reprise de cette production des Capulet et Montaigu de Bellini, signée Robert Carsen (créée à l’Opéra de Genève sous le directorat d’Hugues Gall il y a… trente-deux ans !) montre combien un spectacle pensé et réalisé avec intelligence et goût passe les années sans pâlir. Nombre de ceux qui découvrent cette production des Capulet à cette occasion se disent frappés par son intemporalité, comme si elle était déjà devenue un classique. Il est vrai que la conception de Robert Carsen, cette binarité du rouge des Capulet et du noir des Montaigu, dans un décor grandiose de Michael Levine, fait de panneaux mobiles, d’escaliers abrupts et de perspectives sans fin, rehaussé par des costumes splendides, contribue à la fois à la picturalité caravagesque du spectacle et à son resserrement tragique. Le sang et l’ombre se nouent sur cette scène sculptée par les éclairages de Davy Cunningham : une violence sourde, permanente, oppressante plane sur la représentation.
Cette violence, la cheffe italienne Speranza Scappucci sait la prendre à bras le corps dès l’Ouverture, projetée avec ardeur et donnant le ton de cette terrible course à l’abîme. Pouvant compter sur l’étourdissante virtuosité de l’Orchestre de l’Opéra de Paris, Speranza Scappucci ose des embardées, des giclées de couleurs, des accélérations, une tension sans cesse relancée – tout en ménageant des pages qui mettent en valeur tel ou tel des musiciens de la fosse, cor, clarinette, violoncelle, avec une poésie qui offre de fins contrastes dans le tissu symphonique.
Mais pour donner à entendre toutes les moires d’un opéra de bel canto romantique comme ces Capulet et Montaigu, il faut un orchestre bien sûr, des chœurs aussi – et, sous la férule de Ching-Lien Wu, le chœur d’hommes de l’Opéra de Paris se montre là exemplaire –, enfin il faut des voix. Le resserrement du livret à cinq personnages les expose tous, avec deux clés de fa d’abord, le Lorenzo de la jeune basse polonaise Krzysztof Baczyk, voix bien déployée bien qu’un peu monochrome, et le père de Juliette, Capellio, dont l’incarnation, admirablement portée par la grande basse française Jean Teitgen, au timbre ardent, aux couleurs fauves, fait regretter le trop faible nombre de pages qu’il a à chanter. Avec sa voix claironnante, le Tebaldo du ténor italien Francesco Demuro n’est pas mal chantant – encore que son cabotinage vocal à travers des suraigus ajoutés soit parfois un peu agaçant – mais son timbre nasal et son émission serrée ne séduisent guère.
Restent les deux protagonistes principaux : en Giulietta, on attendait Julie Fuchs mais, souffrante en ce 1er octobre, elle était remplacée par l’Espagnole Ruth Iniesta. La voix est claire, les attaques franches et le chant bien conduit, avec une belle tenue des lignes vocales ; pourtant à aucun moment, même dans le fameux « O quante volte », elle ne parvient à émouvoir. Giulietta doit être un frémissement fragile, là on a une chanteuse qui chante bien mais sans habiter le personnage, sans passion, sans émoi. Heureusement, le Roméo de la jeune mezzo russe Anna Goryachova emporte l’adhésion : le timbre cuivré, la chair dans la voix, le legato parfait, la musicalité à fleur de lèvres, tout est en adéquation avec un jeu très maitrisé, porté par un physique androgyne qui rend tout à fait crédible le travesti. Et la détermination puis l’inquiétude, la blessure d’âme de Roméo, toute la complexité du personnage se déploie dans ce chant habité qui s’exalte de plus en plus jusqu’à une scène finale totalement bouleversante, saluée par une juste ovation.
C’est elle assurément, Anna Goryachova, avec la cheffe Speranza Scappucci, qui domine cette soirée et justifie la reprise d’un spectacle qui séduit un public dont le plaisir rayonne à la fin, lors des très nombreux saluts.
Alain Duault
Paris, 1er octobre 2022
I Capuleti e i Montecchi à l'Opéra National de Paris - Bastille du 21 septembre au 14 octobre 2022
02 octobre 2022 | Imprimer
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