Il est rare qu’une mise en scène conserve son activité avec une telle longévité : c’est en effet il y a seize ans déjà que Robert Carsen a créé ce spectacle qui n’a rien perdu de sa dimension fascinante, celle d’une mise en abyme du théâtre, celle d’une traversée du théâtre comme métaphore de la traversée intérieure que montre l’œuvre d’Offenbach.
Les Contes d'Hoffmann, ONP 2016
Les Contes d'Hoffmann, ONP 2016
Dans la pièce apparemment composite qui constitue le testament désespéré de celui qui voulait, une fois au moins, être pris au sérieux (après n’avoir été considéré que comme le Maître Jacques du Second Empire), il y a une réalité éclatée en multiples rêves. Mais le point de départ de cette réalité est justement de la fiction, celle d’un opéra de Mozart – et quel opéra ! –, Don Giovanni, que joue au théâtre la Stella, objet des rêves et des désirs d’Hoffmann. Robert Carsen va donc utiliser cette représentation de Don Giovanni comme une unité de lieu et de temps : nous allons parcourir le théâtre, de la scène vide à la buvette, avant que ne commence la représentation de Don Giovanni, puis, durant cette représentation, depuis le bord de coulisses jusqu’à la fosse d’orchestre et finalement jusque dans la salle (mais celle du Palais Garnier, clin d’œil et autre mise en abyme), pour suivre l’enchainement des rêves d’Hoffmann. La récurrence des incarnations s’y trouve plus évidente encore d’être une série de variations sur le théâtre : ainsi, le conseiller Lindorf, celui qui veut voler à Hoffmann sa maitresse, la Stella, et devient dans ses trois rêves trois incarnations diaboliques, va-t-il emprunter les postures de trois personnalités essentielles du théâtre, l’accessoiriste qui apporte des yeux pour la poupée Olympia, le chef d’orchestre qui va pousser Antonia à chanter jusqu’à en mourir, le metteur en scène qui va manipuler Olympia et ses partenaires...
Mais bien sûr ce sont les trois visages de la femme aimée (ou rêvée) par Hoffmann qui seront les moteurs de cette action poétique. Et Robert Carsen sait les inscrire dans son processus avec la même efficacité, celle d’un oubli de soi de la chanteuse dans son rôle… Robert Carsen est revenu en personne régler sa mise en scène – marque d’une grande maison – et cela se voit : la direction d’acteurs est impeccablement tenue, propre à chaque interprète et cela confère une dynamique renouvelée à ce spectacle dont l’intelligence le dispute sans cesse à la beauté plastique. A tel point qu’on se dit qu’il sera difficile de le remplacer quand, le temps passant, cela s’imposera !...
Pour autant, la dimension essentielle d’un opéra demeure la musique – et si la mise en scène de Robert Carsen est parfaitement musicale, c’est aussi qu’elle est portée par une interprétation musicale excellente, qui a pourtant subi quelques avatars. On attendait Jonas Kaufmann en Hoffmann : un hématome aux cordes vocales en a décidé autrement. C’est Ramon Vargas qui tient le rôle d’Hoffmann : il en a la voix mais ni le charme ni le romantisme. Il assure pourtant la représentation avec beaucoup de probité. On attendait Sabine Devieilhe en Olympia : la maternité en a décidé autrement, elle vient d’accoucher d’un garçon. C’est la soprano russe Nadine Koutcher qui la remplace en Olympia : elle en a la voix mais ni le charme ni le piquant. Elle assure pourtant la représentation avec un réel brio qui ravit la salle. Heureusement, le reste de la distribution est conforme à ce qui était prévu, avec Yann Beuron, parfait vocalement et scéniquement dans les quatre rôles d’Andrès, Cochenille, Pitichinaccio et Frantz, la belle Kate Aldrich qui offre au public une Giulietta peroxydée très hollywoodienne, avec encore Paul Gay, saisissant Crespel, ou François Lis, trop bref Schlemil – mais deux voix dominent cette distribution : celle de Stéphanie d’Oustrac d’abord dans les rôles de la Muse et surtout de Niklausse, auquel elle donne une présence scénique affirmée et une superbe richesse vocale (son air « Vois sous l’archet frémissant » est magnifique, frémissant). L’autre voix superlative est celle d’Ermonela Jaho en Antonia : la soprano albanaise est aujourd’hui à l’apogée de ses moyens, avec ce timbre irisé, sensuel mais où elle sait faire passer la fêlure de cette femme déchirée par son désir qui se noue à la mort. La manière dont elle s’empare de son rôle montre, au-delà de la pure beauté vocale, une intelligence du chant exceptionnelle : elle sait faire entendre cette déchirure entre ce chant qui la hante et ce vertige qui l’attire. Elle est assurément l’atout romantique de cette distribution et on ne peut qu’être impatient de la réentendre au plus vite.
Mais tout cela ne pourrait trouver son élan sans la direction, encore une fois admirable, de Philippe Jordan. Le directeur musical de l’Opéra de Paris s’épanouit décidément dans l’opéra français : après sa réussite dans Samson et Dalila, il excelle encore à donner à ces Contes d’Hoffmann une plénitude sonore, avec une richesse des phrasés et des rythmes contrastés, modelant l’Orchestre de l’Opéra de Paris (en très grande forme) et les chœurs (tout aussi superlatifs) pour donner une unité dynamique à cette œuvre apparemment composite. C’est du très grand art en même temps que c’est un rare plaisir à déguster. A lui seul, il ferait oublier tout le reste – mais tout le reste est là aussi et le bonheur du public éclate en ovation unanime : ça n’est pas si fréquent !
Crédit photos : Julien Benhamou / ONP
13 novembre 2016 | Imprimer
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