C’est encore une première qu’a proposé Pierre Audi au Festival d’Aix-en-Provence avec l’opéra de Kurt Weill sur un livret de Bertold Brecht intitulé Grandeur et décadence de la ville de Mahagonny. Mais il n’est pas sûr que, cette fois, il ait fait le bon choix avec ses protagonistes.
On a aimé le metteur en scène des Damnés à Avignon, déjà moins celui de Boris Godounov ou de Don Giovanni à l’Opéra de Paris : cette fois, Ivo van Hove, qui est sans doute trop sollicité, semble avoir bâclé ce Mahagonny pour lequel il n’a recours qu’à des solutions simplistes (l’opéra se passe au milieu de nulle part – donc on le joue sur une scène vide, sans décor, avec simplement quelques accessoires empilés qui s’accumulent sans jamais faire sens), remplaçant souvent, trop souvent, la dramaturgie scénique par l’inévitable placage d’images tournées en direct par un vidéaste sans talent, qui de surcroît n’avantage guère les chanteurs et chanteuses par des contre-plongées cruelles (la malheureuse Karita Mattila parait ainsi vieillie de vingt ans !). L’installation en direct (pourquoi en direct : les techniciens de plateau étaient-ils en pause avant le spectacle ?) d’un semblant de studio, avec ce fond vert qui permet d’incruster une image dans une autre déjà tournée, n’ajoute rien à ce qui parait une sorte de brouillon. De temps à autre, une idée apparait – mais n’est jamais développée, comme si tout cela n’était qu’un work in progress pour un spectacle qu’on n’a pas eu le temps de terminer. Avec Tosca, Christophe Honoré montrait le making of d’un opéra qu’on n’a pas vu, avec Mahagonny, Ivo van Hove montre les esquisses d’un spectacle qu’il n’a pas terminé. Le paradoxe est que tout cela s’écoule tranquillement, sans que rien n’accroche ni ne dérange, comme si la musique de Kurt Weill était devenue de la musique d’ameublement et que le texte de Bertold Brecht avait été plongé dans du bromure ! En fait, Ivo van Hove a embourgeoisé une œuvre dont l’intérêt était d’être révolutionnaire.
Il faut dire que l’interprétation musicale est au diapason : sous la baguette d’une sagesse inaccoutumée d’Esa-Pekka Salonen, qui ne parait jamais vraiment concerné par l’action théâtrale (ou ce qui lui en tient lieu), le prestigieux Orchestre Phiharmonia semble alangui, se complaisant dans de belles sonorités de berline alors qu’il faudrait à cette œuvre coruscante un quatre-quatre vif, mené par un conducteur amphétaminé ! Quant à la distribution (handicapée par cette scène vide, au milieu de laquelle les voix donnent l’impression de flotter), elle est menée par deux fortes personnalités, la soprano allemande Annette Dasch en Jenny, à la fois lascive et imposant son autorité avec autant de « chien » que de chaleur vocale, et le ténor autrichien Nikolai Schukoff en Jim Mahoney, qui affirme un réel panache dans ce rôle d’un personnage toujours décalé. Le reste de cette distribution est tout à fait bien venu – mais on avouera un peu de malaise à retrouver le septuagénaire Sir Willard White qui n’est plus que la digne ombre de ce qu’il a été et, plus pénible encore, la grande Karita Mattila dont la voix instable, détimbrée, vient brouiller les heureux souvenirs que nous avons d’elle…
En fait, on sort avec le sentiment que, dans ce spectacle, tout le monde s’est fait prendre à la malédiction de la « ville-piège » que voulait être Mahagonny…
Alain Duault
(Aix-en-Provence, 11 juillet)
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