Norma à Monte Carlo, avec Cecilia Bartoli

Xl_norma-mc-2016 © Alan Hanel

Bien sûr il y a des souvenirs grandioses pour ce « rôle des rôles », Callas évidemment, Sutherland, Caballé, quelques autres – mais Cecilia Bartoli, en se lançant dans cette formidable aventure théâtrale, ne cherche pas à rivaliser avec ces grandes devancières. Elle s’appuie plutôt sur cette phrase de la grande Lilli Lehman : « Norma doit être chantée et jouée avec fanatisme ». C’est-à-dire qu’elle a voulu avant tout en restituer l’aventure humaine. La production créée à Salzbourg en 2013, reprise à Zürich, est connue : c’est un peu Norma au « Village français », pour évoquer ce très réussi feuilleton télévisé qui a restitué en six saisons les six années de l’Occupation dans un village de l’Est de la France.


Patrice Caurier et Moshe Leiser forment depuis longtemps un couple de metteurs inventifs et savent tout à la fois créer un univers et le faire vivre par une direction d’acteurs fine, sans outrance mais très réaliste, ce qui, là, colle parfaitement au propos initial et à la volonté affirmée par Cecilia Bartoli de faire de cette Norma une sorte d’Anna Magnani (dans Rome, ville ouverte, le chef-d’œuvre de Rossellini).
On est en France en 1942, la Résistance à l’Occupation s’est organisée et est prête à en découdre mais la patronne du maquis semble hésiter : en fait, sa tragédie personnelle vient parasiter son engagement partisan jusqu’à la trahison qui se paiera par la mort – et l’idée de cette image finale des deux amants ligotés au milieu de cette salle de classe qui s’embrase est une image frappante ! Car, une fois admise cette transposition, tout est parfaitement réussi : l’investissement intense du jeu de Cecilia Bartoli emporte l’adhésion, parvenant à transformer l’œuvre de Bellini en tragédie intimiste, avec quelque chose de Strindberg pour la tension intérieure exacerbée du personnage de Norma dont la douleur humaine, celle d’une femme déchirée jusqu’au fond d’elle-même, éclate comme rarement à la face des spectateurs.
De ce point de vue, le choix de Jean-Louis Grinda, le directeur de l’Opéra de Monte Carlo, est judicieux : il aurait pu donner cette Norma dans une plus grande salle monégasque, tel le Forum Grimaldi qu’il aurait rempli sans difficulté, il a préféré faire un choix artistique plutôt qu’économique en inscrivant ce spectacle dans la si belle Salle Garnier de l’Opéra de Monte Carlo et il a gagné. Car on est en permanence tout près des chanteurs et la tragédie n’en est que plus palpable. De surcroit, la version choisie par Cecilia Bartoli, dite « version Malibran » (et l’on sait la passion qu’entretient Cecilia avec cette « Maria » à laquelle elle a consacré un inoubliable disque !), est une version allégée sur le plan des masses, chœur et orchestre, mais qui bénéficie ainsi d’une clarté qui radiographie la musique jusqu’à l’os.

Si, dans la fosse, les cuivres ont parfois tendance à écraser les cordes, n’évitant pas quelques décalages, il demeure que le tissage subtil porté par Diego Fasolis à la tête de l’orchestre I Barocchisti permet à Cecilia Bartoli et à tous les chanteurs de jouer la vérité de leurs rôles plutôt que de se préoccuper d’une projection sonore qui, ici, n’a plus lieu d’être. De même, le chœur de la Radio Suisse italienne, réduit mais ardent (on se souviendra longtemps de cette irruption violente, menaçante, du « Guerra ! Guerra ! » au 2ème acte, un coup de poing visuel et sonore !), s’inscrit dans cette logique théâtrale parfaitement assumée.

De ce point de vue, la distribution, sans vedette, hors la Bartoli bien sûr, déploie son action comme son chant avec à la fois humilité et exigence expressive avant toute chose, du ténor allemand Christoph Strehl en Pollione à l’Oroveso de la basse hongroise Peter Kalman. Le cas de l’Adalgisa a été, à la première, le 19 février, un peu particulier : aphone, Rebeca Olvera a mimé son rôle (avec beaucoup de conviction) tandis que la soprano italienne Eva Mei le chantait (magnifiquement) en bord de scène ! Mais c’est bien sûr pour « la » Bartoli qu’une salle brillantissime se pressait dans la Salle Garnier de Monte Carlo : et tout le monde a été emporté par la tornade bartolienne ! Non seulement son jeu théâtral impressionne mais la richesse de couleurs de sa palette vocale, l’invention de ses vocalises (parfois plus rossiniennes que belliniennes dans leurs ornements, mais toujours déployées avec un chic unique), l’économie du souffle, tout ce qu’on connait de son art du chant exceptionnel est mis ici au service de ce théâtre à la fois romantique et moderne qui fait exister une femme si proche, si émouvante, si vraie. Un bonheur rare !

Alain Duault

Norma à l'Opéra de Monte Carlo, jusqu’au 25 février
Crédit photo : ©Alain Hanel - OMC 2016

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