On le sait, Otello s’ouvre par une déflagration, celle d’une tempête orchestrale et chorale étourdissante. Ce déchainement des éléments est bientôt celui qui, par ricochet, va terrasser le couple principal du drame, pris dans les rets d’un mal nommé Iago. Mais ce sont ces premières minutes, renversantes, qui montrent la supériorité de la musique sur le drame. Car dans cette adaptation serrée de la pièce de Shakespeare – à l’intérieur de laquelle Verdi signe aussi, à la fin du premier acte, le plus radieux de ses duos d’amour, plongé dans une sorte d’extase infinie – la puissance expressive de la musique transcende les mots. Mû par une expressivité renouvelée, Verdi décrit au plus près l’âme et le cœur d’Otello, tour à tour grand guerrier, monstre de naïveté puis animal ravagé par la jalousie, succombant aveuglément à la vengeance. L’orchestre doit y être comme une coulée de lave, charriant avec lui des voix puissantes et sanguines, à travers cette écriture mélodique dense qui est la culmination de l’art de Verdi. Autant dire qu’on attend toujours beaucoup d’une représentation d’Otello.
On attendait d’autant plus celle-ci que le rôle-titre était incarné par Roberto Alagna ! Incarné est bien le mot juste tant la prestation du ténor a montré encore une fois aussi bien sa profonde appréhension du rôle en même temps que cette force de caractère impressionnante qui le pousse à aller au bout de lui-même, sans jamais renoncer. Frappé par une trachéite lors de la générale, il aurait pu annuler – mais cela ne lui aurait pas ressemblé ! Dans son passionnant Dictionnaire intime, qui vient de paraitre au Passeur, il écrit :
« J’ai horreur de devoir annuler. Je pense chaque fois à ces gens qui ont fait des sacrifices pour acheter un billet, qui viennent de loin et ont dû payer un voyage, un hôtel, je pense à leur déception. J’essaie toujours d’aller jusqu’au bout de mes forces, de donner le maximum. Il est rare de se sentir totalement en forme, peut-être seulement deux ou trois fois par saison. S’il fallait annuler chaque fois que l’on ne se sent pas à 100%, on annulerait tout le temps. Même dans un état « moyen », on donne tout, on se surpasse, on va jusqu’au bout de sa technique pour passer l’obstacle. Et en se dépassant ainsi, on montre ses fragilités et on devient peut-être plus touchant, comme si les émotions vécues et chantées devenaient encore plus fortes ».
C’est cela, Roberto Alagna, c’est ce panache qui fait qu’il est tant aimé. Mais, à dire vrai, dans la première partie de cet Otello, on n’entendait plus guère les traces de cette méchante trachéite : un Esultate lumineux, avec un aigu projeté avec force et qui ne faillit pas dès son entrée en scène, un duo frémissant qui l’unit ensuite à sa pure Desdémone, où la tendresse expressive se pare de couleurs irradiantes et sensuelles, tout était là pour une de ces représentations qui marquent les esprits.
Il faut dire que, pour donner toute leur dimension à ces personnages archétypaux – Otello, la passion jusqu’à la folie, Iago, la trahison jusqu’au plaisir, Desdémone, l’innocence jusqu’au sacrifice –, Verdi n’a pas hésité à aller plus loin encore qu’il ne l’avait jamais tenté dans le paroxysme vocal – en particulier avec ce rôle d’Otello qui dépasse les capacités de l’habituel ténor lirico-spinto verdien et s’approche plus en fait de la carrure du heldentenor wagnérien. Depuis sa première incarnation, Roberto Alagna a mûri son personnage et lui donne une densité que révèle le deuxième acte, avec le quatuor dans lequel le ténor sait faire entendre la progression du doute rongeur mais surtout ce Finale dans lequel la passion fuligineuse assombrit la raison d’Otello. Et la voix fait entendre tout cela avec autant d’intelligence que d’ardeur, comme l’odeur montante d’un feu intérieur qui va le consumer.
À l’entracte, on est rassuré, on est heureux, on est confiant. Mais que se passe-t-il en coulisse durant cet entracte ? Dès le début du troisième acte, le timbre perd de sa lumière, se voile, se matifie, quelques raucités malvenues (ce que les chanteurs désignent du terme peu ragoutant de « graillons ») perturbent la voix ; on souffre avec Roberto Alagna dont on perçoit bientôt la détresse de se sentir rattrapé par cette maudite trachéite. Mais il ne baisse pas la tête : avec une énergie dont peu sont capables, il va aller jusqu’au bout des deux derniers actes, retrouvant des couleurs pour exprimer le désespoir du personnage, reperdant ensuite la matière de sa voix, luttant pourtant et conférant ainsi à la scène finale une vérité poignante. Car cet homme qui se débat avec le souffle et la matière vocale qui l’abandonnent, c’est aussi Otello qui perd pied face à ce qui se révèle n’être pas un Destin mais une machination qui l’a piégé, qui l’a poussé à l’irréparable, qui l’a écrasé : Roberto et Otello, même combat ! Rarement l’intensité dramatique de cette scène finale avait à ce point serré la gorge, ce personnage comme blessé de l’intérieur, cet engagement directement et affectivement physique dans le rôle, ce chant calciné par l’inquiétude, par la détresse, par la douleur qui gagne, n’est-ce pas ce que Verdi eut souhaité (lui qui voulait pour sa Lady Macbeth une voix arrachée du fond de l’abîme de l’âme) ?
Et cette terrible angoisse qui prenait tous les spectateurs était d’autant plus palpable que la voix de Roberto Alagna était confrontée à celle d’Aleksandra Kurzak, qu’on avait rarement entendue si gonflée de lumière ! Dès les lueurs opalescentes du duo et jusqu’à une Chanson du saule bouleversante, tout était radieux dans le chant de la soprano polonaise, chaque sonorité maitrisée, portant une expressivité dont l’émotion a su toucher toute la salle (en témoigne l’immense ovation qui l’a accueillie aux saluts !) : elle semblait à la fois soutenir son mari, Roberto, et montrer au personnage, Otello, qu’elle incarnait cette pureté absolue qu’il n’avait pas su voir, apparaissant comme l’exact contrepoint émotionnel de la noirceur du Maure.
On sera plus réservé sur le reste de la distribution. Que ce soit le Iago de George Gagnidze, à la raideur fruste, de surcroit plusieurs fois pris en défaut d’intonation, offrant surtout l’image d’un personnage sans profondeur, simplement brutal, sans ce tourment intérieur qui justifie ses agissements ; que ce soit le Cassio un peu léger de Frédéric Antoun, sans le charme qui justifierait les craintes d’Otello ; que ce soit le trop pâle Lodovico de Paul Gay, dépourvu de l’autorité d’un représentant du doge, aucun ne convainc vraiment. Seuls quelques seconds rôles, l’Emilia de Marie Gautrot, le Montano de Thomas Dear, le Roderigo d’Alessandro Liberatore tirent leur épingle du jeu, avec les chœurs de l’Opéra de Paris, comme le plus souvent superlatifs (la scène initiale en particulier qui cloue sur place !), l’ensemble sous la direction sage mais bien en place de Bertrand de Billy, qui sait souligner régulièrement telle couleur des bois, telle inflexion des cordes, sans pourtant jamais s’enflammer. Tout comme n’enflamme jamais la mise en scène d’une triste platitude d’Andrei Serban, dans des décors sans âme : elle était déjà sans intérêt il y a quinze ans, elle ne s’est pas bonifiée ! Mais son inexistence fait qu’on l’oublie vite. On était venu pour entendre Roberto Alagna et Aleksandra Kurzak : on a été servi par l’énergie de l’un, par la grâce de l’autre et, finalement, par une vérité d’Otello jusque dans son vertige.
Alain Duault
(Paris, 7 mars 2019)
Commentaires