On a déjà salué un peu partout la reprise du Cid de Massenet à l’Opéra de Paris, où l’ouvrage n’avait pas été représenté depuis 1919. Cet opéra, créé en 1885, à partir de la pièce homonyme de Corneille, se situe donc entre Manon et Werther dans l’œuvre de l’auteur de Thaïs. La production proposée au Palais Garnier, en provenance de l’Opéra de Marseille, est assez passe-partout, sans guère de direction d’acteurs ni réflexion sur l’œuvre, sa seule « originalité » étant de déporter l’action en 1925 (sans d’ailleurs que cela apporte quoi que ce soit à l’éclairage de ce Cid).
L’essentiel se concentre donc dans la musique, avec un premier héros, Michel Plasson, qui sait faire vivre cette partition, lui donner des couleurs, des contrastes, des respirations, des transparences, avec des phrasés de cordes, des lumières de bois (le cor anglais de Jacques Tys dans la danse madrilène, une des quelques pages du ballet, joué à rideau fermé, comme un intermède !), tout ce qui met en valeur ce très grand orchestre qu’est celui de l’Opéra de Paris.
La distribution est satisfaisante, à l’exception près de la mezzo italienne Sonia Ganassi, dont la voix ne correspond pas vraiment à l’écriture de Chimène qui est un rôle de soprano Falcon, c’est-à-dire plus un soprano dramatique qu’une mezzo ! A Marseille, Béatrice Uria Monzon était idéale pour ce rôle qu’elle endossait à point nommée après ses premières Tosca : pourquoi ne l’a-t-on pas engagée à l’Opéra de Paris puisque la production était la même et le rôle-titre aussi ? On a d’abord distribué Anna Caterina Antonacci qui correspondait fort bien au rôle… mais elle a finalement renoncé. Et donc… Du côté des clés de fa, tout est au meilleur niveau, du Don Diègue de Paul Gay au Roi de Nicolas Cavallier ou au Comte de Gormas de Laurent Alvaro. Une Infante de luxe avec Annick Massis, qui a tout, la beauté du timbre, la noblesse, le rayonnement vocal : on regrette que Massenet n’ait pas développé plus son rôle !
Et puis il y a Roberto Alagna : dès son entrée, il impressionne. Il a l’éclat, la vaillance, la projection et toujours, bien sûr, cette sûreté de l’émission et cette clarté de la prononciation qui fait que pas un mot ne se perd. Tout au long de l’ouvrage, il irradie – à tel point qu’on se dit qu’un tel rôle semble écrit pour lui, pour cette voix qui, sans être vraiment celle d’un ténor dramatique (c’est Jean de Reszke qui a créé le rôle, un ténor wagnérien !), semble déployer un étendard qui pallie les quelques restrictions de l’aigu, en particulier dans son premier air, à froid (un peu comme le « Celeste Aïda » d’Aïda). Et, d’acte en acte, son accomplissement ravit le public avec juste raison : on vient chercher un Cid, c’est-à-dire un seigneur – et on l’a. Applaudissements nourris, mérités, qui justifient qu’on ait remonté cet ouvrage pour cette voix.
Mais à cette évidente et presque insolente réussite, Roberto Alagna a su, lors de la septième représentation, le 18 avril, ajouter quelque chose de plus, une dimension humaine bouleversante qui, en dépit du risque, a donné à cette soirée une électricité supplémentaire. De quoi s’agit-il ? Au départ, rien que de très banal : Roberto Alagna se réveille avec une trachéite et il prévient la direction de l’Opéra de Paris qu’il ne pourra pas chanter la représentation de ce soir, ce samedi 18 avril. Panique à bord : on ne trouve pas facilement un Rodrigue sur le marché international des ténors. Finalement, l’Opéra de Paris s’achemine vers une annulation de la soirée, avec remboursement à la clé. On interroge le ténor encore une fois, on lui explique que le maintien, ou non, de la représentation est entre ses mains… On sait Roberto Alagna généreux : il accepte de relever le défi.
Le rideau peut se lever. Il se lève en effet sur le premier tableau – puis voici le second, celui dans lequel il parait, celui qui va voir son sacre de chevalier d’Espagne. Lui qu’on avait vu arriver fringant deux semaines plus tôt entre livide, tendu, concentré à l’extrême : quelques phrases et c’est d’emblée cet air, « Ô noble lame étincelante » qui l’expose. On le sent prudent, ne risquant pas l’éclat, ménageant son instrument pour les épreuves suivantes. On retient son souffle tant on perçoit qu’il souffre. Le tableau suivant le voit à nouveau se battant avec cette voix qui ne répond pas comme à son habitude à ces coups d’accélérateur qui sont sa marque – mais il tient bon, il continue, il avance et peu à peu, on retrouve le miel du timbre sans que celui-ci parvienne pourtant à se déployer. Mais Roberto avance, accompagne de mieux en mieux son rôle, cherche l’énergie en lui en fermant les yeux, va jusqu’au bout, jusqu’à l’entracte. Le rideau relevé, on entend dans le duo qu’il a reconquis la plus grande part de sa voix, il est ardent, il est solaire à nouveau – et il arrive à l’air, le magnifique air « Ô souverain, ô juge, ô père ! », dans lequel il se libère comme jamais, avec une émotion palpable, intense, lumineuse : il donne tout et le public le reçoit, le ressent et l’acclame. Il est vainqueur de lui-même ! La fin de l’opéra en fait aussi le vainqueur des Maures : il est applaudi sur la scène comme il est ovationné dans la salle.
Et c’est justice : on a rarement l’occasion de voir un artiste de sa trempe prendre ainsi un risque majeur pour sauver une représentation. Bien sûr, il possède cette technique qui, là, lui a servi pour maitriser tous les paramètres de sa voix blessée – mais il y a surtout cette énergie mentale, cette générosité artistique, cette décision d’y aller, d’aller au bout de ses forces quand il le faut et cela est à saluer au moins autant que la performance artistique. Car il y a là une performance humaine dont peu sont capables et qui a donné à ce spectacle un supplément d’émotion rare. Bravo Alagna l’artiste et chapeau bas Roberto !
Alain Duault
Opéra de Paris, Palais Garnier, jusqu’au 21 avril
19 avril 2015 | Imprimer
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