On attendait beaucoup de cette nouvelle production du Simon Boccanegra de Verdi et de la mise en scène de Calixto Bieito, dont le Carmen avait été une réussite. Pourtant, cette fois, on reste sur sa faim : le décor, énorme, écrase tout : c’est un immense vaisseau noir, en cale sèche, dont les parois ôtées laissent voir les nervures de la coque.
Pourquoi pas ? Ce peut être une manière de rappeler la présence de la mer dans cet ouvrage, de rappeler aussi que Simon Boccanegra, avant d’être doge, a été corsaire. Mais pourquoi plonger cette grande structure dans le noir, avec simplement quelques éclairages au néon qui assènent une froideur grisâtre sur ce grand « machin », qui tourne assez régulièrement sur lui-même puisque fixé sur une tournette qui se met en mouvement puis s’arrête sans qu’on n’en comprenne jamais la nécessité ? Pourquoi de surcroit affubler les artistes – en particulier le chœur – des costumes le plus laids qu’on a pu voir ces dernières années sur une scène d’opéra (et pourtant, on en a vu !) ? Cette « esthétique » grunge, outre qu’elle n’a aucune justification (ou une signification qui montrerait l’inconscient de ses concepteurs : le peuple est moche, le peuple s’habille moche !), encombre en permanence la scène mais n’explique pas pourquoi, après les avoir affublés de ces oripeaux, le metteur en scène s’est mis aux abonnés absents quand il s’est agi d’avoir une conception dramaturgique et de diriger ses acteurs-chanteurs. Tout cela est lamentable de vacuité et pourrait enterrer ce spectacle… s’il n’y avait le chant, la musique, la vérité de Verdi !
Car autant l’on est à l’enterrement de l’opéra avec la mise en scène, les décors et les costumes, autant l’on est à la fête avec la formidable réalisation musicale de ce spectacle. On saluera d’abord le maestro Fabio Luisi, qui déploie la matière sonore de cet opéra en conjuguant tout le lyrisme, la tendresse, la violence, l’émotion que tisse la partition. Direction attentive mais jamais démonstrative, avec des ralentissements du tempo qui induisent des respirations larges, la création d’atmosphères subtiles qui supportent les voix : on est en permanence pris dans une matière sonore qui participe de l’architecture de l’œuvre. Il faut dire que l’Orchestre de l’Opéra de Paris montre encore une fois sa richesse, avec des cordes soyeuses, des bois moelleux, un timbalier superlatif (Lionel Postollec), une cohésion de tous les instants – tout comme les Chœurs, remarquablement préparés par José Luis Basso, et dont la ferveur s’impose (entre autres dans un finale du premier acte époustouflant).
Maria Agresta, Francesco Demuro (c) Agathe Poupeney / ONP
Maria Agresta, Ludovic Tézier (c) Agathe Poupeney
Et puis il y a la distribution : on peut quasiment saluer tous ces interprètes, judicieusement distribués et admirablement mis en valeur par Fabio Luisi. Si le jeune Mikhail Timoshenko en Pietro montre déjà une autorité qui ne demande qu’à s’épanouir ; si, autre baryton, Nicola Alaimo est un luxe bienvenu en Paolo (mais correspondant bien en fait au personnage qu’a dessiné Verdi) ; si la somptueuse basse finlandaise Mika Kares est un Fiesco de grande noblesse, sachant cracher sa colère mais aussi, à la fin, exhaler son remords bouleversé ; si Maria Agresta est encore une fois une interprète idéale du rôle d’Amelia, fraiche et juvénile pour son air d’entrée (pourtant bien difficile à lancer à froid !) et surtout pour le duo de la reconnaissance avec Simon Boccanegra, puis intensément lyrique et même dramatique avec la progression tragique de l’œuvre, tout cela déployé par une voix ample, puissante mais aussi pulpeuse et colorée ; si Francesco Demuro est un Adorno un peu en retrait dans ce bouquet vocal superlatif, ne pouvant faire que les tensions éprouvantes de ses aigus, leur acidité, rendent justice à ce personnage d’amoureux un peu trop emporté, tout est aimanté par le rôle-titre, celui autour duquel tout converge, Simon Boccanegra.
C’était une prise de rôle pour Ludovic Tézier qui, après avoir chanté tous les plus grands rôles de baryton verdien, trouve dans celui-ci de quoi ajouter une couronne à sa collection. Avec son timbre noir au velours moiré, son sens du legato, son calcul du souffle qui lui permet de longues phrases tenues et colorées multiplement, ce soutien permanent qui semble élargir autour de lui l’espace vocal, Ludovic Tézier possède aujourd’hui l’instrument idéal pour donner toute sa puissance et sa profondeur à ce Verdi de la maturité (il a 68 ans quand il compose la version définitive de Simon Boccanegra). Mais Ludovic Tézier en a surtout toute l’intelligence : il sait être doge et père, il sait faire entendre cette autorité qui s’impose et cette tendresse qui l’envahit : c’est tout l’enjeu du premier acte – et ce « Figlia » à la fin du duo de la reconnaissance est bouleversant en ce qu’il allie la technique vocale et l’expression humaine, le mot jeté d’abord à pleine voix puis peu à peu diminuant pour s’achever en une manière de plainte émue. Mais Ludovic Tézier sait aussi, au fur et à mesure de l’avancement de l’œuvre, faire percevoir cette lente résignation, cet abandon qui le conduit à descendre la rue de sa vie jusqu’au port où il embarquera vers cet ailleurs inexorable. La beauté presque nue, « étreignante », de son ultime rencontre avec Fiesco concentre tout de cette expression humaine que nous cherchons à l’opéra. À ce niveau de vérité, le chant, projeté ou murmuré, intime ou ardent, n’est que le verso de l’apparence et, oubliant tout le reste, on salue, on admire, on remercie.
25 novembre 2018 | Imprimer
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