Un Don Giovanni sans vertige à l'Opéra de Paris

Xl_don-giovanni-garnier-2019 © (c) Charles Duprat / ONP

L’avantage des chefs-d’œuvre, c’est qu’ils se prêtent à des lectures multiples tant leur énergie est inépuisable. Quand de surcroit un chef-d’œuvre s’est élevé à la hauteur d’un mythe, comme c’est le cas de Don Juan, devenu chez Mozart Don Giovanni, il ouvre des perspectives sans fin : on n’aurait donc tort de s’étonner qu’Ivo van Hove affirme un parti pris dans sa mise en scène. Mais ce parti pris pose néanmoins une question. Car si l’on est séduit par la fluidité du discours théâtral, la finesse de la gestique signifiante qui caractérise comme toujours sa direction d’acteurs, son sens du tempo musical, dans un décor et des éclairages de Jan Versweyveld, à mi-chemin des architectures de Piranèse et du décor oppressant de M. le Maudit de Fritz Lang, il n’en demeure pas moins que cette vision offre au regard et à la réflexion quelque chose de continument tragique, de noir, de désespéré. Vision tout d’un bloc qui ne creuse pas d’abîme, qui ne se confronte pas aux gouffres inconscients, qui ne vacille pas.


Don Giovanni (2019), Etienne Dupuis, Nicole Car, Philippe Sly
(c) Charles Duprat / OnP



Don Giovanni (2019), Elsa Dreisig, Etienne Dupuis (c) Charles Duprat / ONP

Car Ivo van Hove tire, après d’autres, son Don Giovanni vers notre époque sombre et fracassée – les costumes permettant de projeter l’œuvre dans l’époque du néo-réalisme italien des années 50. Un Michael Haneke, un Claus Guth ont su inscrire le vertige tragique contemporain dans leurs approches, mais en jouant toujours de cette ambigüité qui est au cœur de la musique de Mozart : ce n’est sans doute pas pour rien que celui-ci a sous-titré son ouvrage dramma giocoso… C’est là que le bât blesse ! Car cette conception romantique du héros poursuivi par un destin qui veut le briser sans qu’aucune lueur, aucune distance, aucune pause n’en rythme la chevauchée n’est pas vraiment celle que Mozart a voulue. Sinon, il aurait arrêté la pièce à l’engloutissement du héros dans les enfers… D’autre part, la direction musicale de Philippe Jordan, parfaitement dans l’esprit du XVIIIème siècle, se trouve en porte-à-faux avec une telle conception – pour laquelle il faudrait un Wilhelm Furtwängler !...

Ceci dit, on ne passe pas une mauvaise soirée avec ce Don Giovanni sans secousses, on y suit l’histoire telle qu’elle est racontée, on y goûte tout ce que la musique nous offre d’un bout à l’autre de cette partition : c’est déjà un avantage ! Mais, avec Ivo van Hove, on espérait rouler en 4x4 alors qu’on est dans une berline ! D’autant que, finement distillée par Philippe Jordan (qui tient aussi le piano-forte), la musique semble déjà respirer l’air de Vienne (on sait qu’il quitte l’Opéra de Paris à la fin de la saison prochaine pour prendre la direction musicale de l’Opéra de Vienne) et coule harmonieusement, servie par un orchestre en état de grâce et par une distribution d’excellent niveau.

Le Don Giovanni d’Etienne Dupuis est parfaitement en place, sans que la mise en scène lui permette de respirer un peu, l’entrainant en permanence vers son chemin de ruines, mais sa belle voix bien chantante lui attire justement la reconnaissance de tous. En revanche, on a l’impression qu’Ottavio est déjà un peu étroit pour la grande voix de Stanislas de Barbeyrac alors que Masetto est un peu lourd pour la voix plus modeste du jeune Mikhaïl Timoshenko. Ain Anger fait ce qu’il faut en Commandeur : il tonne et résonne comme il le faut – sans toutefois donner de frissons immenses ni au cimetière ni au souper. Le trio des femmes apporte lui aussi des satisfactions – même si l’Anna de Jacquelyn Wagner n’est que bien chantante sans être électrisante. Mais l’Elvira de Nicole Car, voix chaude et projection ardente, aurait tout pour faire chavirer Don Giovanni... s’il avait un cœur au lieu de cette mécanique noire, cynique, qui l’empêche d’entendre la palpitation amoureuse. Enfin celle qui séduit autant par son timbre riche et fruité, ambré de couleurs irisées, que par son chant d’une rare sensualité (son Vedrai carino donne envie d’être malade pour avoir une telle infirmière !), c’est la jeune Elsa Dreisig : tout est juste chez elle mais elle a en plus cette présence, cet instinct scénique qui fait tout décoller quand elle est là. Alors, à la fin, quand la « moralité » vient soudain dire tout le contraire du propos tenu par Ivo van Hove depuis le début, on se dit qu’on a pourtant passé une bien agréable soirée – car la musique est toujours victorieuse ! Le public de la salle est heureux ; le public des cinémas UGC où ce Don Giovanni était diffusé en direct est heureux. Va tutto bene !

Alain Duault
(Paris, 21 juin 2019)

Don Giovanni à l'Opéra de Paris jusqu'au 13 juillet.

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