Une Fille de neige à fondre à l'Opéra de Paris

Xl_fille-de-neige-onp-2017 © dr

Créé à Saint-Pétersbourg en 1882, l’opéra de Nikolaï Rimski-Korsakov Snegourotchka ou La Fille de neige n’a été joué que deux fois en France, en 1908 à l’Opéra-Comique et en 1929 au Théâtre des Champs-Elysées : autant dire que c’est une découverte pour le public français d’aujourd’hui. Il n’a donc aucun point de référence et il était nécessaire de lui proposer en premier un éclairage de l’œuvre : c’est le sens de la mise en scène de Dmitri Tcherniakov, qu’on a connu plus radical dans ses propositions mais qui, là, veut absolument donner à voir et à entendre un chef-d’œuvre qui lui tient à cœur. Alors, bien sûr, il ne situe pas l’action, ainsi que l’écrivait Rimski-Korsakov (auteur du livret) « dans un pays imaginaire à une époque indéterminée » : Dmitri Tcherniakov, fidèle à ses habitudes, ramène la pièce à notre époque – mais utilise néanmoins un amusant subterfuge pour retrouver l’apparat d’images, de costumes et de couleurs qui lui donnent un parfum « vieux russe ».
Après un prologue situé dans la salle d’un cours de danse d’aujourd’hui, il imagine en effet que la jeune Snegourotchka se retrouve au milieu d’une forêt contemporaine mais chez une bande d’écolos un peu illuminés qui ont choisi de vivre au plus près de la nature et dans la nostalgie d’un temps d’avant le modernisme. Car Snegourotchka, fruit d’une liaison entre Dame Printemps et Père Gel, est soumise à une terrible menace, celle de l’amour : si son cœur s’embrase, elle fondra ! Ses parents décident donc de l’envoyer chez les humains et c’est ainsi qu’elle débarque dans cette sorte de secte bon enfant, où l’on chante des chansons aux parfums folkloriques, comme les danses joliment rythmées qui réunissent la communauté. Tous ces gentils écolos vivent dans une clairière, à l’intérieur de caravanes ou de « Tiny House », ces petites maisons en bois sur roues qui font fureur déjà chez les bobos américains. Rangées en cercle, elles délimitent un espace où nous allons assister à cette lutte de la jeune Snegourotchka pour découvrir l’amour, puis pour résister à l’amour et pour finalement succomber à l’amour (au sens propre !...).


La Fille de neige © Elena Bauer / OnP


La Fille de neige © Elena Bauer / OnP

Tout cela est d’un charme fou, qui fait un bel écho à la musique tendre et charnue de Rimski-Korsakov. Bien sûr, on peut simplement se laisser aller au plaisir de premier degré d’un opéra gorgé de couleurs dont les décors, qui exaltent la nature, et les costumes, qui exaltent le passé, sont un bonheur pour les yeux et les oreilles. Mais on peut suivre le filigrane de cette lecture première et apercevoir ce que Tcherniakov a aussi voulu montrer dans ce spectacle : d’abord la sensibilité aiguë qui soulève ce personnage de « Fleur de neige », dont on perçoit au fur et à mesure de l’action cette incroyable fêlure morale qui la met à l’écart de la communauté. Et quand, ayant fui cette communauté, elle se retrouve perdue, la nuit, dans une forêt mouvante qui semble une figuration d’un inconscient dans lequel elle se perd, dans lequel elle perd ses repères jusqu’à appeler sa mère, on comprend que la souffrance et la mélancolie sont le vrai tissu de cette âme fragile. Elle va, là, recevoir une manière d’éducation sentimentale en apercevant, cachée derrière un arbre, la réalité presque triviale d’un couple amoureux, celui du berger Lel avec une jeune délurée, Koupava.
En fait, à travers ce mode de narration parfois un brin ironique (les jeans et baskets qui dépassent des costumes russes bien traditionnels, bien « folkloriques ») mais aussi souvent empreint d’une réelle nostalgie, on a le sentiment que Tcherkiakov retrouve Dmitri, c’est-à-dire remonte avec nostalgie dans ces images de contes qui ont sans doute bercé son enfance moscovite. Et plus l’opéra avance, plus il épure pour atteindre ce qu’il y a de passionnel dans cette histoire dont il souligne la profondeur tragique jusqu’à cette image terrible, à la fin, quand on pousse sur le côté le cadavre de la malheureuse Fleur de neige et que chacun continue de danser, indifférent, nous renvoyant à nos propres indifférences face à toutes les détresses humaines.

La distribution réunie par Stéphane Lissner, avec son directeur de casting Ilias Tzempetonidis, est une parfaite réussite d’ensemble. Bien sûr, il y a derrière cette appréciation globale des variantes dans l’enthousiasme qu’on peut éprouver pour tel ou telle – mais tout le monde se retrouvera dans l’idée audacieuse de confier le rôle de Lel à un contre-ténor (au lieu de la mezzo travestie traditionnelle) du fait de la luminosité du timbre et du rayonnement du chant de Yuriy Mynenko, comme dans le dynamisme vocal et scénique de Martina Serafin, bien supérieure là à son Elsa de Lohengrin du début de cette année. Pourtant c’est l’éblouissante assomption d’Aïda Garifullina dans le rôle-titre de cette Fille de neige qui réunit tout le monde dans une interminable ovation. Cette jeune russe de 29 ans (que je vous avais présentée sur Opera Online, en  février de l’année dernière), au physique d’Audrey Hepburn et à la voix de pur cristal, avec des aigus fondants, des flexions à se pâmer, des subtilités dans le déploiement de la ligne de chant et une coloration continue et féerique de chaque mot, est sans aucun doute la plus grande interprète au monde de ce rôle qui semble parfois avoir été écrit pour elle : à elle seule, elle justifierait qu’on se précipite à l’Opéra Bastille pour la découvrir en découvrant cette Fille de neige de Rimski-Korsakov ! Mais on n’aura garde d’oublier le travail des chœurs, très sollicités, et de l’orchestre, à la matière soyeuse et diaprée sous la direction d’un jeune chef russe de 38 ans, Mikhail Tatarnikov, qui ne ménage pas sa peine pour donner une continuité narrative aussi à la musique si colorée de Rimski-Korsakov. On saluera enfin l’équipe technique du plateau car, pour donner ce sentiment de fluidité du passage (en musique) de la salle de danse du Prologue à la clairière ou pour faire « danser » les dizaines d’arbres aux fûts et aux feuillages qui se perdent dans les cintres, on imagine le travail à la seconde près d’un ensemble entièrement motivé par la réussite de ce spectacle ! Et l’on sort avec le sentiment (précieux aujourd’hui !) d’avoir respiré ailleurs que dans les miasmes du réel qui nous rattrape au dehors…

Alain Duault

Ce spectacle magnifique sera donné en direct de l’Opéra Bastilleau cinéma mardi 25 avril à partir de 18h45 (avec des interviews de Dmitri Tcherniakov, Mikhaïl Tatarnikov et Aïda Garifullina) [réseau des cinémas UGC] 

 

| Imprimer

En savoir plus

Commentaires

Loading